De l’analyse critique au rejet social
La situation que connaissent les pays musulmans autorise bien des critiques et des inquiétudes : régimes autoritaires, inégalités entre les hommes et les femmes, absence d’État de droit, prééminence du facteur religieux dans la vie sociale, instrumentalisation de ce dernier dans la sphère politique, pauvreté… En Europe, la représentation sociale de l’Islam est tributaire des images et des réalités venues d’ailleurs comme d’une situation qui induit discriminations et repli sur soi. Ce tableau implique évidemment réflexions et critiques. Encore faut-il qu’elles ne s’appuient pas sur des simplifications abusives. Surtout elles ne doivent pas conduire à contredire les valeurs sur lesquelles elles prétendent s’appuyer et finissent par professer l’exclusion des musulmans. Ce qui est donc en cause, c’est bien la nature d’une critique qui finit par devenir l’expression d’une guerre qu’il faudrait mener contre une « idéologie à vocation hégémonique ».
Ce qui est, en effet, frappant dans le concert de certaines paroles publiques, c’est qu’elles construisent un Islam de cauchemar et tentaculaire, par une essentialisation de cette religion, au mépris des réalités, et, par conséquent, somment les musulmans, notamment ceux de citoyenneté européenne, d’abandonner leur foi. L’évolution du discours politique, en France, est assez révélatrice. Il y a quinze ans, Jean-Claude Barrau, ancien conseiller de François Mitterrand et président de l’Office nationale des migrations était prié de démissionner de ses fonctions pour avoir décrété l’incompatibilité de l’Islam et de la République. Il y a seulement dix ans, les propos d’un Philippe de Villiers restaient l’apanage de Jean-Marie Le Pen. Aujourd’hui, ils sont devenus monnaie courante au point que l’on peut lire dans un journal d’opinion publié sur Internet, qui se définit comme le journal de la gauche républicaine, écologique laïque et sociale, à propos du livre de Ph. de Villiers, Les mosquées de Roissy, « qui, une fois encore, pose sur le fond de vraies questions » cette interpellation « Qu’attendent donc les musulmans épris du pays dans lequel ils ont choisi de vivre pour prendre eux aussi la parole ? ». Sans se livrer à une glose excessive de cette dernière phrase, on doit souligner ce qu’elle exhale de différentialisme. Un musulman ne peut être né en France, il est nécessairement venu d’ailleurs pour y vivre ! Les millions de français nés en France, de confession musulmane, sont ainsi exclus du creuset national et sommés d’adopter les critères d’une identité française à laquelle l’Islam serait étranger pour être accueillis. Il importe peu que tous les sondages montrent que plus de 80 % des personnes se reconnaissant dans la foi musulmane affirment leur attachement à la laïcité, il faut qu’ils abandonnent les attributs visibles de leur foi pour devenir laïques. Boire de l’alcool, se raser, être tête nue, ne pas jeûner… deviennent les marques du « musulman laïque ».
En réalité, tout se passe comme si derrière l’analyse critique ou non que doit supporter évidemment l’Islam, se dessine un rejet social, politique et culturel des musulmans, présentés comme étrangers et inassimilables aux valeurs de la République. Qu’il s’ensuive un lot impressionnant de discriminations de toute nature que le discours public combat et encourage en même temps ; que cela ouvre la voie à des replis identitaires inscrits dans des espaces territoriaux circonscrits ; qu’à la ségrégation sociale et économique en cours depuis des dizaines d’années s’ajoute une ségrégation religieuse et culturelle ; tout cela n’a rien d’étonnant même si certains feignent d’être surpris lorsque l’explosion se produit. Ce qui apparaît ici, c’est le refus de prendre en compte l’écheveau complexe des relations de causalités qui mêlent les réalités socio-économiques et les faits culturels, souvent liés aux scories de la colonisation, et leurs conséquences, pour se focaliser au contraire sur un nouveau mal ontologique : l’islam. C’est ainsi qu’Alain Finkielkraut a pu déclarer, à propos des émeutiers de novembre 2005, « En France, on voudrait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les considérer comme une révolte de jeunes des banlieues contre leur situation, la discrimination dont ils sont l’objet, le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou Arabes et ont une identité musulmane. ».
La France n’est pas la seule à connaître cette forme de simplification erronée et discriminante qui laisse croire qu’en réglant la question religieuse on réglera la question sociale. Les autres pays d’Europe la pratique à des degrés divers. Pire, elle acquiert une sorte de crédibilité internationale puisque l’Islam politique est qualifié de « nouveau totalitarisme » et rangé au même rang que le « fascisme, le nazisme et le stalinisme ». Il s’agirait de lutter contre « une nouvelle menace globale de type totalitaire ». Au-delà de l’emphase des mots et de la méconnaissance totale d’un phénomène protéiforme, cet appel traduit une peur viscérale d’une partie du monde décrit comme un rival et lui interdit, en même temps, de rechercher ses propres voies pour accéder à des valeurs communes de portée universelle. De la même manière que dans le cadre national, cette démarche permet d’occulter la réalité des causes des conflits qui existent (déséquilibres des échanges, occupations territoriales…) pour s’en tenir à un conflit des cultures. Les logiques à l’œuvre ne relèvent plus alors que de la diabolisation de l’Autre. À l’inverse, répond, en miroir, l’étrange paradoxe qui conduit à prôner une sorte de statu quo, déguisé sous la formule du « dialogue des cultures », lequel interdirait de jeter un regard critique d’une société à l’autre.
Entre ces deux démarches, la première qui amène au conflit ouvert, la seconde qui amène à une neutralité trompeuse, il y a la place pour une réelle recherche d’universalité des valeurs. Elle passe par l’analyse critique de toutes les sociétés et du désordre international qui règne. Elle implique, surtout, que chacun reconnaisse à l’autre le droit de construire ses propres voies d’accès à un socle commun dont le contenu est connu. Il reste encore à le mettre en œuvre.