Éditorial : « De la démocratie en Amérique »
Je ne sais si Alexis de Tocqueville avait prévu ce qui se passe aujourd’hui. Mais, je sais que ce qui est en train de se dérouler sous l’égide des États-Unis constitue un viol des principes démocratiques. Laissons de côté un instant les jugements sur la politique menée qui tend de plus en plus à s’affirmer, sans trop de pudeur, comme une politique impériale. Examinons simplement le droit. Les États-Unis sont victimes d’un attentat : sa dimension soulève l’indignation et les faits eux-mêmes constituent une violation manifeste du droit, qui doit recevoir sanction. Sur le fondement de la légitime défense, les États-Unis s’en prennent au régime des talibans qui accueillent les concepteurs présumés de cet attentat (et d’autres antérieurs) et est lui-même un régime qui tient les droits les plus élémentaires pour fariboles.
Le régime des talibans s’effondre et les États-Unis mettent la main sur deux sortes de combattants, ceux qui appartiennent aux forces armées de ce régime et ceux qui appartiennent au réseau d’Al-Qaïda. Quel est le statut de ces personnes ? Selon le gouvernement de George W Bush, il s’agit de prisonniers du troisième type dont le statut ne serait pas celui de prisonniers de guerre reconnu par les conventions de Genève. Bien plus, certains de ces prisonniers, de toutes nationalités, sont transférés à Guantanamo où ils sont détenus dans des conditions qui laissent à penser à une volonté délibérée de déshumaniser ces personnes. Enfin, M. Bush prévoit de les juger devant des tribunaux d’exception composés à sa guise, où les accusés ne bénéficieraient pas des mêmes droits que les citoyens américains.
Que penser d’une telle démarche ? Si une démocratie a le droit et le devoir de se défendre, elle ne doit exercer ce droit que dans le cadre des principes qui sont les siens, sous peine de ne plus se distinguer de ses adversaires. En l’espèce, l’attitude du gouvernement des États-Unis relève de l’affirmation de la loi du vainqueur sur le vaincu plus que du respect du droit. Ce que les États-Unis sont en droit d’exiger, c’est que les combattants convaincus d’avoir commis des crimes soient poursuivis et condamnés au regard de leurs responsabilités individuelles : le seul fait d’avoir combattu n’est pas synonyme d’un crime. Dès lors, rien ne peut justifier que l’on dénie à ces prisonniers la qualité de prisonniers de guerre.
Certes, devant le tollé qu’a soulevé la position des États-Unis, un certain mieux s’est fait jour : dans un premier temps, tout en refusant d’appliquer les termes des conventions de Genève, les responsables américains ont affirmé que les prisonniers seraient traités avec dignité et humanité. C’est bien le moins et les quelques images qui ont filtré montrent que l’on peut avoir quelques doutes sur ce point. Dans un deuxième temps, les combattants talibans bénéficieraient des conditions des conventions de Genève, sans se voir reconnaître formellement ce statut. C’est mieux, mais on est encore loin du compte. Le respect du droit commande autre chose. D’une part, la reconnaissance pleine et entière du statut de prisonnier de guerre pour tous les prisonniers. D’autre part, et à l’égard de ceux à qui l’on peut reprocher des crimes, un jugement équitable devant un tribunal impartial, ce qui suppose que cela ne soit pas une juridiction propre aux États-Unis et encore moins lestée d’une procédure d’exception.
Je n’aurais garde d’oublier de rappeler que, dans tous les cas de figure, la peine de mort ne saurait être encourue. Et cela vaut aussi, bien entendu, pour ceux qui sont déjà poursuivis aux États-Unis mêmes comme Zacarias Moussaoui. Pourquoi, me dira-t-on, se préoccuper du sort de ces personnes ? D’abord parce que nos principes ne se divisent pas, sauf à perdre notre crédibilité et à en nier l’universalité. Ensuite parce que le recours à des mesures d’exception ne fera que renforcer le camp de ceux qui pensent que, sous couvert de mettre à bas « l’Arc du mal », ce sont les seuls intérêts des pays riches que l’on cherche à préserver. Le président des États-Unis renvoie à tous ceux qui dans le monde entier ont, à juste titre, quelques raisons de se méfier de sa politique impériale, l’image d’une justice inégale, qui a pour corollaire une politique de deux poids deux mesures que l’on voit s’appliquer dans bien d’autres domaines. Et, au fond des choses, la question n’est-elle pas qu’au-delà d’une vengeance, le traitement infligé aux prisonniers d’Afghanistan traduirait la volonté d’asservir les principes les plus universels aux intérêts des États-Unis ? C’est le principe même de démocratie, en Amérique comme ailleurs, qui serait alors en danger.
Introduction au dossier : « terreur d’État et terreur subversive », Gilles Manceron
L’horreur des attentats du 11 septembre 2001, avec leurs milliers de victimes civiles de toutes nationalités, simples citadins se rendant à leur travail frappés comme auraient pu l’être à leur place d’innombrables autres habitants de la planète, si les meurtriers avaient visé un autre objectif, a conduit à une nouvelle étape dans la condamnation universelle du terrorisme. Mais cette unanimité n’est-elle pas trompeuse ? Et qu’est-ce, au juste, que le terrorisme ?
Si, au sens strict, il peut être défini comme le meurtre aveugle d’une population civile, on doit convenir que les limites de ce phénomène ne sont pas si aisées à tracer par rapport à la question, plus générale, du recours à la violence en politique. S’interroger sur le terrorisme implique donc de le faire, plus généralement, sur les contextes qui justifient ou non la violence politique et les cibles qu’elle peut se donner. Ainsi, pour traiter du terrorisme, Michel Tubiana choisit de parler de toutes les violences aux motifs politiques, aussi bien celles commises par des individus ou des groupes, que par des armées régulières ou des États. Pour lui, le recours à la violence est toujours un échec. Il ne se résout pas à la considérer comme inévitable, et souligne au contraire que l’action des défenseurs des droits de l’Homme tend à imposer le droit comme la seule réponse adaptée au règlement des conflits.
Mais l’Histoire comme l’actualité fourmillent de violences et de négations des droits. Des menées anarchistes aux « lois scélérates » de la fin du XIXème siècle évoquées par Madeleine Rebérioux, on constate que les États ont toujours tendance à prendre la violence subversive comme prétexte pour restreindre les libertés. Le terrorisme, d’ailleurs, est difficile à délimiter. Non seulement ses initiateurs peuvent être très divers, mais la question est brouillée par le fait que des luttes armées légitimes se voient régulièrement qualifiées d’entreprises terroristes par les dictatures qu’elles combattent. Gilles Manceron rappelle ainsi l’utilisation abusive du terme pendant la seconde guerre mondiale par la propagande des nazis et collaborateurs, en même temps qu’il évoque les débats qui ont traversé la Résistance française quant aux méthodes de lutte et à l’opportunité de telle ou telle forme d’attentats susceptibles de provoquer des victimes civiles.
Cette interrogation sur le choix ou le refus de telle ou telle forme d’action violente ne doit échapper à aucun mouvement de résistance armée, y compris ceux dont la cause est la plus légitime. Car la justesse d’un combat ne suffit pas à prémunir ceux qui le mènent contre une dérive vers des méthodes terroristes. C’est précisément l’apport essentiel de Mohammed Harbi que de s’interroger, dans le cas du FLN algérien dont il a été l’un des cadres, sur l’incapacité de ses chefs à empêcher les dérives au sein de leurs propres troupes (dans un contexte, certes, où d’autres formes de terrorismes, de la part de l’armée française et de l’OAS, leur compliquaient singulièrement la tâche). Car frapper délibérément des civils, même dans le cas d’une lutte armée légitime, conduit droit à un cycle de violences aveugles que, une fois entamé, il est bien difficile d’interrompre. En défenseur de la non-violence, Jean-Jacques de Felice affirme quant à lui sa conviction personnelle profonde que l’idée même de violence est incompatible avec celle de démocratie.
Face au terrorisme, la meilleure réponse reste toujours le droit. Se croire autorisé à employer les mêmes méthodes que l’adversaire serait une erreur funeste qui conduit à lui ressembler et donc à lui donner raison. Enfin, Jean-Pierre Getti, président de la Cour d’assises spéciale qui avait été appelée à juger en 1999, lors d’un procès de masse et dans un gymnase jouxtant la prison de Fresnes, les prévenus présentés comme liés au « réseau Chalabi », est bien placé pour alerter sur les dangers de toute justice d’exception.