Résolution adoptée par le 81e congrès de la LDH, Limoges – 2, 3 et 4 juin 2001
Réaffirmer aujourd’hui le caractère laïque des institutions de la République, c’est d’abord rappeler quel est le contenu d’un concept fondateur inscrit dans la constitution depuis 1946 et figurant dans les statuts de la LDH depuis sa création. La laïcité inscrit dans l’ordre du politique et de l’organisation de la société une liberté affirmée en 1789 : la liberté absolue de conscience. Le droit reconnu à chacun de nous de penser librement, sans risquer d’être réprimé est un des droits fondamentaux de l’humanité.
La laïcité est dans l’Histoire
Dans le rapport historique qui prévaut, en Europe, au temps des Lumières, la liberté de conscience s’exerce d’abord à l’encontre de l’emprise des Églises et d’un pouvoir temporel qui se confondait avec ces dernières, chacune de ces institutions puisant chez l’autre une légitimation réciproque, y compris lorsqu’elles rivalisaient entre elles. Transcrire ce principe dans la loi, lui donner une réalité perceptible par tous, cela a été le fruit d’un long combat qui n’a pas été sans bruits et sans larmes et qui n’est et ne sera jamais achevé.
La loi de 1905 a défini le cadre nécessaire à l’exercice d’une réelle liberté absolue de conscience. Elle instaure un équilibre mais, surtout, allant jusqu’au bout de son objet, elle affirme l’indépendance de la République à l’égard des cultes et, en même temps, lui confie la garantie du libre exercice des cultes. En proclamant la neutralité des institutions à l’égard des Églises, la République leur dénie le droit de s’approprier la chose publique et donne à chacun la possibilité de vivre sa vie comme bon lui semble dans le respect d’une règle commune dont la valeur est supérieure aux règles qui peuvent exister dans sa communauté d’appartenance (de quelque nature qu’elle soit). La République reconnaît aussi aux Églises leur place dans la vie sociale en leur garantissant comme l’implique la liberté de conscience, le droit de s’organiser et de s’exprimer. La laïcité, pas plus que la loi de 1905, ne sont des armes destinées à éradiquer la spiritualité religieuse du champ social et politique.
Le compromis établi par la loi de 1905 a permis au monde catholique de trouver sa place au sein de la République : les évolutions intervenues, pour l’essentiel à partir de la seconde guerre mondiale, ont accéléré ce mouvement, bien au delà de ce que la hiérarchie de l’Église pouvait imaginer. Les engagements souscrits au sein de la Résistance ou dans les luttes anti-coloniales ont accompagné un processus de distanciation des fidèles à l’égard des institutions religieuses. Ils n’adhèrent plus à une foi en bloc, ils exercent leur foi, à l’intérieur ou à l’extérieur des Églises, choisissant dans les canons religieux ce qui leur convient et rejetant ce qui leur déplaît.
La laïcité n’aurait pas acquis, progressivement, une large adhésion si elle n’avait pas porté avec elle la promesse d’un progrès social et culturel inscrit dans l’égalité des droits : l’école de la République qui avait réalisé sa propre séparation d’avec les cultes dès 1882 en s’appuyant sur une morale laïque indépendante de toute référence religieuse, est devenue le symbole de cette volonté d’émancipation. Certes, on sait que cette égalité des droits reste à réaliser concrètement mais c’est bien parce qu’elle a été admise comme étant la règle de conduite théorique de la République qu’elle a pu pénétrer la société dans son ensemble.
De cette histoire, de ce combat, nous n’avons rien à renier. La société française ne pouvait évoluer sans que l’Église catholique perde ses positions de pouvoir politique, social et culturel. La République ne pouvait s’inscrire dans la durée, la démocratie ne pouvait s’ancrer dans les mœurs, la question sociale ne pouvait être posée si la société ne se libérait pas de ce carcan.
Au début du XXIe siècle, nous devons prendre en compte cette histoire pour appréhender la situation actuelle.
De nouvelles conditions
Le pluralisme religieux que nous connaissons n’existait pas il y a 96 ans, du moins n’était-il pas perceptible de la même manière : face à l’agnosticisme et l’athéisme, le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme en dessinait les contours d’où était exclu, déjà, l’Islam pourtant largement présent en Algérie. Les mouvements de population n’avaient pas l’importance qu’ils ont aujourd’hui., Ils iront s’amplifiant, accélérant ainsi la richesse de mélanges « ethniques » et culturels. Chacun de nous s’inscrit dans une histoire de moins en moins univoque, nous sommes de plus en plus en situation d’appartenances culturelles multiples. Il en résulte une diversité à laquelle nous n’étions pas habitués et l’apparition de références culturelles extrêmement mouvantes. Le tout dans un contexte ou la mondialisation accroît la rapidité des phénomènes, favorise la diffusion et l’échange des informations mais provoque, par ses injustices, une recherche identitaire, à la fois riche de la diversité humaine qu’elle reflète mais aussi parfois et pour une part, manifestation de repli qui signifie à la fois demande de protection et rejet et aussi une plus grande difficulté à concevoir l’espace commun.
On peut aussi légitimement s’interroger sur la pertinence de certaines classifications. La distinction entre sphère publique et sphère privée en fait partie. On pourrait dire à ce propos qu’en même temps que se définissait un espace public, on laissait à l’espace privé tout ce qui relevait de l’ordre du religieux, de la morale, des rapports familiaux, des rapports hommes femmes. L’État n’avait pas à intervenir dans cette sphère privée qui semblait relever exclusivement de choix individuels, lesquels n’avaient pas à interférer dans une sphère publique réservée au politique et au social. On peut déjà se demander si cette distinction a été réellement opératoire tant il est difficile d’imaginer un individu aussi divisé et dont les engagements publics seraient totalement indépendants de sa propre histoire et de sa vie. On reconnaissait l’existence de domaines où les sphères se recouvraient : l’éducation est intimement liée à l’École mais le rôle et le poids de la famille y sont bien présents. Là non plus, les choses ne sont pas restées figées : la sphère publique s’est considérablement accrue. L’État légifère sur notre manière de procréer ou, par exemple, sur les rapports hommes femmes. Les femmes et les enfants ne sont plus abandonnés au silence clos des familles qui a fait que jusqu’à une période récente, les maltraitances de toute sorte demeuraient enfouies au fond des secrets familiaux. Il n’y a pas là atteinte à la liberté de conscience mais volonté de reconnaissance pleine et entière des droits des femmes et des enfants, volonté de rupture avec l’appropriation de ceux-ci par le chef de famille patriarcal.
A l’inverse, la diversité culturelle, la tendance à la disparition de modèles familiaux fermés, la revendication d’une existence personnelle, la diffusion de l’éducation, la facilité de communiquer ont conduit à l’expression des identités personnelles et culturelles dans ce qu’il était convenu d’appeler la sphère publique. La revendication de prendre en compte cette dimension individuelle devient de plus en prégnante au fur et à mesure que se dessine une identité dont les composantes sont multiples. La mono appartenance à tel ou tel groupe social ou culturel est devenue caduque. Tout au contraire, ce sont des appartenances multiples qui se manifestent et dans tous les domaines. Pour reprendre une formule devenue habituelle, nous sommes dans la situation ou chacun puise, à son gré mais aussi selon l’espace de liberté dont il dispose, dans des références diverses. En fait de séparation entre la sphère publique et la sphère privée, c’est bien d’une dialectique, d’une circulation qu’il faut parler.
Églises et États
Rares sont ceux qui, même au sein des hiérarchies ecclésiastiques, entendent aujourd’hui remettre en cause la séparation des Églises et de l’État. Qui peut aujourd’hui prétendre que nos concitoyens seraient prêts à admettre que le gouvernement de la société réponde aux ordres d’une institution religieuse ? D’ailleurs, les engagements internationaux de la France, en particulier la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, l’interdiraient. Il faut en prendre acte avec satisfaction : la laïcité a largement pénétré la société dans son ensemble, y compris parmi ceux qui adhérent à une foi et qui trouvent pleinement leur place au sein des organisations laïques. Des militants issus de toutes confessions professent nos idées et se retrouvent à nos cotés.
Les contradictions subsistent et les évolutions ne sont pas uniformes. Certains pays, notamment en Europe du Nord, s’orientent vers une séparation, quelle qu’en soit la forme, des cultes et de l’État, d’autres, au Sud de l’Europe, ont déjà, en suivant leur propre voie, assuré la liberté religieuse. En revanche nombre de pays subissent encore de plein fouet la confusion entre le champ politique et le champ religieux. Ici même, il est constamment nécessaire de rappeler aux institutions religieuses que le droit des femmes ne peut s’accommoder d’une vision patriarcale et moralisatrice qui ne traduit, en fait, qu’un processus permanent de domination des hommes sur les femmes. Comment ne pas voir qu’en commémorant l’anniversaire du baptême de Clovis dans un vase clos chrétien, c’est l’idée d’une France immuable que l’on met en avant au mépris du creuset qui a constitué ce pays et du creuset qui le constitue encore? Comment ne pas constater qu’au nom du respect de leurs valeurs, toutes les institutions religieuses sont d’accord pour tenter de porter atteinte à la liberté d’expression et de création ou pour tenter de dicter des choix de vie ? Comment, enfin, ne pas s’inquiéter du développement, heureusement limité, de mouvements aux attitudes et aux comportements sectaires, parfois dépendants des institutions religieuses déjà existantes ?
S’il n’est plus possible, aujourd’hui, de regarder le rapport entre institutions religieuses, société et État de la même manière qu’en 1905, il reste nécessaire de poursuivre ce débat entre ceux qui subordonnent la liberté à un dogme et ceux qui recherchent la liberté d’une humanité en perpétuel devenir. Il demeure qu’une société laïque offre à chacun la possibilité d’un choix qui transcende les adhésions philosophiques ou spirituelles, ouvrant vers l’universel. Ce choix semble toujours dérouter les institutions qui, d’une manière ou d’une autre, affirment leur vérité comme seule explication de la vie et du monde.
Trois départements, ceux d’Alsace et de Moselle, sont tributaires d’un droit local et notamment d’un statut scolaire qui perdure inchangé depuis 80 ans, constituant une zone de non-droit qui discrimine les jeunes n’appartenant pas aux trois religions concordataires, et tout particulièrement les musulmans et les non croyants. Ce statut scolaire, au demeurant non codifié et donc inaccessible aux usagers, constitue un anachronisme qui doit cesser, pour être remplacé par une législation conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme et à la liberté absolue de conscience.
Le combat pour la liberté de conscience n’est jamais terminé. Plus difficile est encore le combat pour l’égalité des droits. Restreindre, en effet, la portée de la laïcité au seul rapport entre institutions religieuses, société et État reviendrait à la priver de son plein sens et à la rendre inefficace.
L’égalité des droits
En France, dans notre histoire, la laïcité a forgé, en même temps, que le rejet de tout cléricalisme, la revendication de l’égalité des droits. C’est au travers d’un contrat civique et social fondé sur l’égal accès de tous au savoir et aux fonctions, donc sur le refus de toute discrimination que chacun a accepté de s’inscrire dans cette démarche. Cette dimension est, aujourd’hui, gravement mise en échec.
Discrimination « ethnique », d’origine, de sexe, d’âge, de condition sociale, d’orientations sexuelles, etc. : l’inventaire est incomplet mais toutes les discriminations compromettent le contrat civique. Les discriminations religieuses aussi, tant il est vrai que la deuxième religion en France ne trouve pas les moyens convenables de sa pratique et de son expression. Comment faire admettre à un musulman que la laïcité lui garantit le droit de pratiquer sa foi si, successivement, certains lui opposent que l’Islam n’est pas compatible avec la République, qu’il ne peut construire ses lieux de culte et, pire que tout, que cette religion est devenue synonyme d’insécurité et de terrorisme ? Dans ces conditions, la laïcité risque de devenir un pure concept abstrait, dénué d’effectivité et, dès lors, entendu comme un mensonge par ceux qui subissent ces discriminations quant elle n’est pas détournée de son objet pour devenir vecteur d’exclusion.
Les acteurs institutionnels eux-mêmes ont changé : la République a longtemps regardé les corps intermédiaires comme suspects, conférant à chaque individu, au peuple et à ses délégataires, la seule reconnaissance institutionnelle.
Manifestement là aussi, les choses changent. La délocalisation du pouvoir effectif vers des lieux éloignés (pas seulement en termes géographiques), l’apparition de structures intermédiaires, la nécessité ressentie de plus en plus fortement d’exercer au plus près des lieux de pouvoirs ses droits de citoyens concourent à ce que l’exercice de la souveraineté ne se réduise plus au simple rapport entre électeurs et élus. L’intervention de la « société civile », définie ici comme l’ensemble des structures n’ayant d’autre légitimité que celle résultant de la libre association de citoyens dans un but précis, mais aussi des corps publics intermédiaires (les collectivités territoriales, etc.), dans les processus de décision, signe une évolution de la démocratie qu’il nous faut prendre en compte. Le champ du politique est lui-même modifié dès lors que les processus de décision se trouvent déplacés, soit en raison de la faiblesse institutionnelle du pouvoir législatif, soit en raison de lieux de pouvoirs plus puissants (on pense ici aux sociétés transnationales ou aux institutions financières internationales qui imposent une vision ultralibérale de la mondialisation), soit, enfin, par un abandon de la décision à des assemblées d’experts sans autre légitimité que celle de l’expertise.
Voici les données contemporaines qui doivent être prises en compte et auxquelles nous devons apporter des réponses. A défaut, la laïcité restera purement proclamatoire et perdra son sens émancipateur.
La laïcité plus que jamais
Certes, la laïcité ne constitue pas une politique. Offrant à la société un cadre, elle ne dispense pas, tout au contraire, de s’inscrire dans une démarche politique au même titre que la défense les droits de l’Homme ne saurait se substituer à cette même démarche politique. A ce titre la laïcité n’a pas besoin d’adjectif, mais les exigences qu’elle pose impliquent la recherche de solutions politiques. Autrement dit, penser la laïcité comme « LA » solution à toutes les questions auxquelles la société est confrontée, c’est se tromper d’instance et c’est, surtout, s’abstenir d’identifier les problèmes et de réfléchir aux solutions concrètes à apporter.
Si la laïcité est aussi la construction d’un espace commun qui transcende les différences tout en assumant la diversité, nous devons nous interroger sur la pertinence des instruments existants et sur les réponses que nous pouvons apporter aux questions d’aujourd’hui.
Le respect de la liberté de conscience reste un impératif absolu. En ce domaine, le dispositif juridique actuellement en vigueur a acquis en France une légitimité et une efficacité qui justifient son maintien. Aucun dogme ne doit investir le champ du politique et ne doit s’imposer à quiconque. Ceci implique le maintien de la séparation des institutions religieuses et de l’État. L’État et la société dans son ensemble doivent, en même temps, accueillir la diversité religieuse et garantir pleinement le libre exercice du culte, c’est à dire la possibilité pour chacun, mais aussi pour les Églises, d’exprimer et de pratiquer une foi dans le cadre des lois de la République.
A ce titre, les discriminations multiples dont l’Islam et les musulmans sont l’objet sont un défi à la laïcité de la République. Rien ne peut justifier que l’Islam soit traité d’une manière différente des autres religions ou que les musulmans soient l’objet d’une stigmatisation allant parfois jusqu’à la criminalisation.
Plus largement, la laïcité ne peut s’accommoder des discriminations de toute nature qui hypothèquent le constitution d’un espace commun. Exiger de ceux qui subissent ces discriminations l’allégeance à des principes devenus, pour une part, virtuels revient à nier une réalité fondamentale : sans égalité des droits, la laïcité n’est qu’un concept abstrait dénué d’effectivité. Dans le même esprit, la LDH réaffirme qu’au-delà des inégalités du traitement du religieux, seul l’accès total à la citoyenneté, notamment par le droit de vote et d’éligibilité, sera en mesure de garantir une réelle égalité aux individus issus pour l’essentiel de l’immigration.
Il faut dénoncer avec force la part de ségrégation que portent en elles les stratégies scolaires successives. A cet égard, certaines pratiques de l’école publique contredisent la mission de l’école de la République qui demeure l’accès de tous à la connaissance. Tout ce qui peut entraver en son sein l’aspiration à l’égalité des citoyens contredit cette mission.
Plus largement et bien plus sûrement que toute manifestation d’intolérance religieuse, les discriminations, de toute nature, portent atteinte, aujourd’hui, au contrat civique commun qu’exige la laïcité.
Lutter contre les discriminations, c’est aussi prendre en compte la diversité culturelle et les échanges accrus et permanents entre la vie privée et la vie publique de chaque individu, comme de chaque groupe humain. La République n’est pas menacée par ces évolutions dès lors qu’elle assure l’intégration de tous au sein d’un espace commun qui accueille la diversité des cultures et des choix individuels dans l’égalité des droits. Cet espace repose sur la définition de règles communes mais aussi sur la reconnaissance du droit de chacun à se dissocier d’une communauté. En aucune manière, les droits individuels ne peuvent dépendre de l’appartenance à une communauté.
Mais donner les moyens aux individus de se dissocier des pratiques et des croyances de leurs communautés n’implique pas de nier l’existence de celles-ci. Sans transférer ou démembrer l’exercice de la souveraineté populaire, la démocratie a besoin de s’enrichir des dialogues qui se manifestent au niveau local ou de manière transversale dans la société. Les individus eux-mêmes ressentent le besoin d’être reconnus au sein des groupes dans lesquels ils se reconnaissent : la définition d’un contrat commun n’est pas synonyme de dialogue singulier et exclusif entre chaque citoyen et la République.
Enfin, nous sommes aujourd’hui insérés dans une Europe qui, par-delà certains problèmes qui demeurent, affirme concrètement la liberté de conscience. Et il nous faut admettre que son respect ne passe pas uniquement par les formes que notre histoire a mises en œuvre et se construit dans des conditions historiques nouvelles. C’est à cette condition que nous pourrons faire partager, non notre exemple, mais notre expérience à ceux qui vivent aujourd’hui, en Europe et au-delà, dans des régimes et des sociétés mêlant le politique et le religieux, sur fond d’exclusion sociale massive. Là se trouve la véritable dimension universaliste de la laïcité qui offre, dans le respect de l’originalité de chaque société, le partage de valeurs communes à l’Humanité toute entière.
Ne nous privons pas de la laïcité, elle est toujours une idée neuve.
Résolution adoptée par le 81e congrès de la LDH par 197 voix pour, 20 contre, 18 abstentions.