Tribune de Michel Tubiana, président de la LDH, publiée dans
L’air du temps n’est pas à la bagatelle : les Palestiniens continuent à tomber sous les coups d’une armée israélienne qui n’a plus de freins, l’Afghanistan sombre dans un désastre humain et tous les gouvernements profitent des peurs qui paralysent les peuples pour s’approprier un peu plus de pouvoirs. Regardons-les ces gouvernements : ils étaient au coin du bois, guettant l’occasion que le délire meurtrier d’un profiteur des injustices mondiales leur a donnée. Dans les pays démocratiques, on sonne le tocsin ; le terrorisme met nos libertés en danger et que croyez-vous que l’on nous propose : bien sûr, de restreindre nos libertés. La logique est paradoxale mais qu’importe dès lors que les forces de police détiendront plus de pouvoirs et qu’elles pourront mieux contrôler et réprimer les débordements de la misère et ceux pour qui avoir la nationalité française ne suffit pas à en faire des citoyens. A terme se dessine le profil d’une démocratie restreinte où le fait de se rebeller deviendra bientôt synonyme de terrorisme. Ailleurs, là où les gouvernements balancent entre l’autoritarisme et la tyrannie, le « danger terroriste » permet de museler l’opposition démocratique, parfois au nom d’une union sacrée dont on sait qu’elle n’est jamais que l’autodéfense des pouvoirs en place. Ne voit-on pas le gouvernement algérien se faire le porte-drapeau d’une lutte contre le terrorisme qui se solde dans son pays par quelques milliers de disparus, la torture et l’arbitraire omniprésents et une incessante question que nous ne cessons pas de poser : qui tue qui ?
La légalité internationale n’est aujourd’hui que l’expression affligeante d’une politique de deux poids deux mesures où seuls les intérêts géopolitiques et économiques des Etats règlent les affaires du monde.
L’Irak est un exemple ancien de cette situation où un embargo criminel frappe une population civile elle-même soumise à l’un des pires satrapes que la région ait jamais connus. La politique des USA ne sert qu’à renforcer le régime de Saddam Hussein, qui s’enrichit un peu plus chaque jour, en même temps que le peuple irakien souffre de la pénurie et des atrocités quotidiennes du pouvoir.
La situation faite aux Palestiniens confine à la caricature tant le discours affirmant le droit de ce peuple à avoir un État est contredit, au quotidien, par une politique israélienne qui en nie jusqu’à la possibilité. Et, expression ultime d’un cynisme dont en même temps il faudra bien profiter, voici les USA venir modérer les ardeurs répressives du gouvernement israélien tant ils ont besoin du silence et du soutien des pays de la région.
L’Europe, celle qui se construit sans les citoyens et au profit des entreprises, regarde le spectacle d’un monde qui se déchire, babillant ses remontrances à des Israéliens qui n’en ont que faire, faisant les gros yeux à des USA qui la regarde de haut ; quand certains de ses membres, comme la Grande-Bretagne, ne se livrent pas à une vraie danse du ventre pour s’attirer les bonnes grâces de l’ancienne colonie devenue maîtresse du monde.
Pourquoi, dans ces conditions, être surpris du pire ? Nous en avons vu une ébauche sur nos écrans de télévision qui nous ont repassé jusqu’à plus soif les images de ces symboles écroulés de « l’american way of life ». Le film est devenu sous nos yeux réalité et nous avons pris conscience que l’horreur n’était pas si éloignée de nos frontières. Et si demain à Paris, à Londres ou à Berlin… Certes, tous ceux qui meurent chaque jour, au gré d’un sida dévastateur en Afrique, d’une faim dévorante sur ce continent et dans d’autres, ou d’une bombe imbécile, méritent la même minute de silence, la même compassion et la même révolte. Simplement, ceux-là, nous en avions presque pris l’habitude, un peu à la manière d’une bagatelle pour un massacre…
De ce monde-là, nous ne voulons plus : rendre aux peuples le droit de déterminer leur destin, construire une communauté internationale fondée sur une réelle égalité et sur la conscience que l’avenir de la planète nous est commun, affirmer qu’aucun expert, aucun banquier, aucune entreprise ne peut avoir plus de légitimité que l’expression démocratique des citoyens, voici le minimum que nous sommes en droit d’exiger. Et il est plus que jamais urgent de s’atteler à la tâche. A défaut, et le poète nous le crie mieux que quiconque : « Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci ? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. A cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible » (René Char).