Postface de Michel Tubiana à l’ouvrage Aux sources des droits de l’homme en Europe, publié en septembre 2000 par la LDH, la Fondation Robert Schuman et les Presses de Science Po à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de celles-ci :
L’idée selon laquelle les Hommes auraient des droits n’est pas naturelle. Elle s’inscrit dans une lente construction qui, peu à peu, s’est efforcée de bâtir une autre Humanité que celle qui règle ses conflits par la force, ou qui se tient agenouillée devant son créateur. Et le processus a été long et complexe pour que la conception d’une humanité faite d’individus libres et égaux en droits commence à s’imposer : entre la Grande charte anglaise et la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, on compte 564 ans ! Il était bon de rappeler, au travers de textes choisis, cette construction juridique et philosophique qui porte en elle, bien plus que du droit, une certaine conception de l’Homme, de l’unicité fondamentale de l’espèce, qui permet de décliner, pour chaque individu, les mêmes exigences, tout en laissant à chacun le choix de sa propre existence dans le respect de l’autre.
Que sont les droits de l’Homme, si ce n’est, d’abord et avant tout, le « vivre ensemble » de personnes reconnues dans leur identité ? On s’est aperçu très vite que cette affirmation d’égalité en droit avait d’autres conséquences que celles qui étaient venues sous la plume des rédacteurs des différents textes fondateurs. Ainsi, si la Révolution française a exclu les femmes de l’exercice de la citoyenneté, c’est au nom des principes contenus dans la Déclaration de 1789 que celles-ci ont pu réclamer leur place dans la vie publique. Et si, dès le 23 juin 1793, la dimension sociale et économique est apparue dans une nouvelle rédaction de la Déclaration des droits de l’Homme qui restera longtemps sans suites, il faudra attendre un siècle et demi pour que la Déclaration universelle des droits de l’Homme affirme l’indivisibilité des droits , civils, politiques, sociaux et économiques.
Passé ce long cheminement, trop brièvement rappelé, on peut poser aujourd’hui trois questions. La première, la plus récurrente, réside dans la distance entre les diverses déclarations, voire les différents pactes internationaux, et la réalité. C’est un truisme de souligner le fossé qui peut exister entre l’affirmation des droits de l’Homme et leur application. Est-il utile de relever le nombre d’êtres humains qui vivent dans libertés et sans, parfois, le minimum vital ? Cela n’invalide pas, pour autant, la pertinence de la démarche : l’adoption internationale de normes protectrices a contraint les États à améliorer le sort réservé& à leurs ressortissants, et, s’il reste beaucoup à faire, ce qui a été fait a déjà permis de définir un autre cadre que celui de l’arbitraire, et a eu des effets que l’on aurait jugés impensables il y a encore dix ans. Des procédures en cours contre le général Pinochet à la création d’une Cour pénale internationale, de nombreux faits témoignent d’une évolution perceptible. Au demeurant, la question mériterait d’être posée à l’inverse : en quoi les violations permanentes des droits de l’Homme invalideraient-elles leur contenu ?
La deuxième question concerne l’universalité et l’indivisibilité des droits. Certains cherchent à assigner les droits de l’Homme à leur résidence initiale, à cette Europe ou à cet Occident où, incontestablement, ils ont été formulés. Sous couvert d’une critique, soit relativiste (au nom des différences culturelles), soit historique (au nom du fait que l’Occident, notamment colonial, n’a jamais cessé de réserver, et souvent réserve encore aujourd’hui, l’application des droits à ses seuls ressortissants), les tenants de cette thèse en viennent à justifier l’inapplication des droits de l’Homme aux sociétés ou aux autres pays qu’européens.
Mais autant le dire clairement : les droits de l’Homme ne supportent pas la théorie des climats. Sauf à affirmer une autre conception de l’Humanité que celle de l’égalité en droit des individus qui la composent, rien ne peut justifier, pas même le double discours trop souvent tenu par le monde occidental, une quelconque différenciation de celle-ci au nom d’un prétendu relativisme culturel. Être torturé ici ou ailleurs reste une atteinte à la dignité, et, quel que soit le lieu, l’excision demeure une mutilation intolérable.
Si cette dimension du problème ne fait guère débat, à l’exception de ceux qui tentent ainsi de justifier l’inacceptable, cela n’implique pas, pour autant, de mesurer le respect des droits de l’Homme à la seule aune des critères définis par le monde occidental. Là est la vraie question : qu’est-ce qui, dans les comportements, relève de la diversité culturelle sans laquelle l’Humanité s’appauvrirait, ou se révolterait si cette diversité était niée ?
Un seul exemple éclairera le propos : le droit de propriété est un droit de l’Homme, affirmé et reconnu dans l’ensemble des textes internationaux. Cela signifie-t-il pour autant qu’il n’en existe qu’une seule modalité d’exercice ? On sait bien que la structure de la propriété foncière est différente selon les sociétés : doit-on alors exiger que des sociétés modifient leur structure pour se conformer à un modèle, en l’occurrence celui de la propriété individuelle, qui, après tout, n’est qu’un mode d’application ? On sait, dans l’Histoire, ce que cela a signifié et signifie encore.
Dans la même logique, certains tentent de dissocier les droits civils et politiques des droits économiques et sociaux. Les premiers seraient des droits absolus, les seconds tout au plus des droits relatifs. Qui ne voit, pourtant, que les atteintes aux libertés se nourrissent des situations sociales et économiques les plus dégradées, et qu’il n’existe pas d’exemples d’un peuple qui se satisfasse d’un minimum vital acquis au prix de la perte de ses libertés ?
Enfin, si l’on savait dès 1789 que la Déclaration des droits de l’Homme n’était qu’un premier pas, les questions qui se posent aujourd’hui montrent qu’il n’est de droits de l’Homme qu’en perpétuelle évolution. Les questions posées à l’Humanité par son propre devenir biologique, l’usage qu’elle va faire de techniques scientifiques nouvelles, la prise en compte d’un environnement qui assure sa vie et son développement, voici qui relève de champs nouveaux à peine explorés.
Les droits de l’Homme aujourd’hui ? Beaucoup a été fait, encore plus reste à faire !