Un bien curieux débat agite diverses O.N.G.et les hommes politiques : faut-il lever l’embargo ou faut-il juger Saddam Hussein ? Voici qu’un avion doit être affrété pour manifester au peuple irakien la solidarité de ceux qui n’acceptent pas l’embargo au risque, non de s’attirer les foudres des Nations-Unies qui n’ont aucun titre à se mêler d’un vol purement civil, mais de serrer la main à quelques tortionnaires patentés.
Les arguments fusent en même temps que les invectives, se confondant dans un méli-mélo de sentiments humanitaires, de lutte contre la domination des U.S.A. et d’instrumentalisations de quelques règles de droit. A cela s’ajoutent les incitations politiques dont tant le régime irakien que les États-Unis sont prodigues à souhait. Chacun se met en peine de montrer « ses » victimes : populations kurdes gazées pour les uns, visages émaciés d’enfants pour les autres.
On se permettra de rappeler quelques faits qui déterminent notre position.
Le régime de Saddam Hussein est un des régimes les plus sanguinaires que cette région du monde a connu : Kurdes, mais aussi Turkmènes, Chiites et d’autres encore sont l’objet récurrent de massacres de masse et de persécutions individuelles. L’opposition politique est en exil ou totalement muselée sur place. Le régime survit en inventant chaque jour une nouvelle menace, de nouveaux ennemis. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les règlements de compte internes se succèdent : nul n’est sûr du lendemain, même pas les dignitaires de l’État ou les membres de la famille de Saddam Hussein.
Cette situation ne date pas de la mise en place de l’embargo. Elle est antérieure à celui-ci. En fait elle est l’essence même du régime.
Comment défendre ce père Ubu meurtrier ? Admirons le tour de force de certains qui puisent dans la politique des U.S.A. la justification de leur mansuétude. Comme si le fait d’être soumis à l’exécration des États-Unis valait preuve de bonne conduite ! Se souviennent-ils du soutien que les U.S.A. apportaient systématiquement à toute dictature dès lors qu’elle leur permettait de réduire l’influence de l’U.R.S.S. ? Faut-il se taire sur les atrocités commises en Irak au nom de l’intérêt, par ailleurs évident, des peuples de s’émanciper de la toute puissance américaine ?
Plus renversants encore sont ceux qui nous servent la fable du seul État laïc de la région, rempart contre l’intégrisme islamiste. Curieuse laïcité que celle qui conduit à mener des guerres d’agression (la dernière devenant même « sainte » !) ou à dévorer ses propres ressortissants dans une spirale si folle que l’on ne sait plus très bien les raisons qui conduisent à cette automutilation permanente. A bien comprendre les tenants de cette thèse, la lutte contre un intégrisme, au demeurant déclinant, justifierait tout jusqu’à y compris le gazage de populations civiles.
On voit bien que rien ne permet la moindre complaisance à l’égard d’un régime manifestement coupable de crimes contre l’humanité : le juger, en juger tous les responsables est une exigence. Nous en avons les moyens si la décision politique de créer un Tribunal international ad hoc, à l’instar de ceux créés pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, est prise par le Conseil de Sécurité. L’ancienneté des faits n’est même pas un obstacle pour la simple et horrible raison qu’ils se poursuivent encore aujourd’hui.
C’est bien le moins que nous puissions faire pour toutes les victimes d’un pouvoir que l’Occident, même s’il ne fût pas le seul à le faire, a longtemps soutenu et si nous voulons que, là comme ailleurs, l’impunité recule. Il y a urgence à ce que la communauté internationale prenne les décisions nécessaires à l’établissement d’un Tribunal international si l’on veut qu’une perspective politique prenne corps en Irak, seule manière pour que le peuple irakien sorte du cachot où il est enfermé.
Mais qui se soucie réellement du peuple irakien ? Celui-ci est en train de subir un embargo criminel qui n’a plus aucune justification, s’il en a jamais eu une, et qui n’a, en tout cas, jamais été admissible en ce qu’il pénalisait les populations civiles.
Un accord « pétrole contre nourriture » a été conclu. Il serait la panacée aux souffrances de la population civile mais détourné par le régime, nous dit-on. A-t-on songé à la signification d’un tel accord ? Il marque l’aveu d’un véritable chantage à la pénurie dont le peuple irakien est l’otage. En quoi cela est-il conforme aux buts de la Charte des Nations unies ou à la Déclaration universelle des droits de l’Homme ?
Qu’attendre d’autre du régime irakien qu’un détournement des ressources obtenues du pétrole et une distribution discriminatoire de ce qu’il en reste ? Qui peut soutenir que l’on ignorait au moment de la signature de l’accord « pétrole contre nourriture » qu’il en serait ainsi ?
L’hypocrisie est totale. La bureaucratie qui gère la liste des produits interdits est confortablement installée dans ses bureaux climatisés : le peuple irakien est enfermé dans les deux mâchoires d’un étau constitué par le gouvernement irakien et les mesures d’embargo. Rien ne peut justifier cette situation. Le danger militaire est écarté depuis longtemps et seul le désir de « punir » est manifeste. Mais punir qui ?
Le régime irakien ? Celui-ci ne pâtit nullement d’une situation qui permet à ses dignitaires de s’enrichir un peu plus, en gérant à leur manière l’accord pétrole contre nourriture. Ces mesures ne l’ont nullement déstabilisé. Au contraire, il trouve dans ces circonstances l’alibi pour renforcer la démesure de sa répression. Peut-on se révolter le ventre vide, assommé par la violence d’État et lorsque « l’aide » étrangère prend la forme d’une sanction contre un peuple tout entier ? On voit bien qu’aucun sursaut politique qui amènerait le renversement du régime n’est possible dans de telles conditions.
Le peuple irakien n’a pas à subir plus longtemps la conjugaison des crimes de son gouvernement et les conséquences désastreuses d’une politique sans éthique menée par les puissances occidentales. Le peuple irakien doit retrouver les chemins de la vie. Il est urgent de mettre un terme à cet embargo meurtrier que l’on ne saurait subordonner à l’exigence de Justice, pas plus que l’on ne saurait ignorer celle-ci.
Paris, le 5 septembre 2000