Un camouflet et une leçon
Le 28 juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France pour des actes de torture commis par des policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Elle l’a aussi condamnée en raison de la carence de son institution judiciaire à répondre dans un délai raisonnable à la plainte de la victime de ces agissements. Ce jugement est à la fois douloureux et réconfortant : douloureux parce qu’il révèle de façon éclatante une grave défaillance de nos institutions démocratiques, réconfortant parce que c’est le signe tangible des limites à la raison d’État qu’apporte le système de contrôle collectif qu’ont accepté de se donner les États européens, dans le cadre du Conseil de l’Europe, en souscrivant à la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le fait que la victime de ces actes de torture soit un trafiquant de stupéfiants donne paradoxalement, et quoi qu’en pensent certains, toute son ampleur au principe affirmé. Comme le rappelle la Cour dans son arrêt, l’article 3 de la Convention, qui interdit la torture et les peines ou traitements inhumains et dégradants, « consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques ». Il ne prévoit aucune restriction et doit s’appliquer « même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre les terroristes et le crime organisé ». La Cour rappelle que l’usage de la force physique à l’égard d’une personne privée de liberté, à l’exception de celle qui est strictement nécessaire pour s’assurer de sa personne, constitue une violation de l’article 3, mais elle qualifie de torture ce qu’elle considérait lors de l’affaire Tomasi en 1992 comme des traitements inhumains et dégradants. Elle fait observer à ce sujet que plus on est exigeant en matière de protection des droits de l’homme, plus il convient d’être ferme devant des atteintes aux valeurs fondamentales les plus essentielles.
La justice française est, elle aussi, sévèrement mise en cause. Informée dès novembre 1991, il fallut attendre décembre 1992 pour que la victime de ces faits soit entendue mais aucune suite ne fut donnée. Même après une plainte formelle avec constitution de partie civile en février 1993 et une information confiée à un juge d’instruction, il fallut attendre février 1999 – alors que la Cour européenne allait statuer – pour que l’affaire vienne à l’audience du Tribunal de Versailles. On se souvient de l’indécent mouvement des fonctionnaires de police à la suite des lourdes condamnations prononcées par ce Tribunal. Comment des fonctionnaires de police peuvent ils pousser le corporatisme jusqu’à se solidariser avec de tels actes ? Il s’est encore trouvé un magistrat du Parquet pour demander devant la Cour une relaxe. Et la Cour d’appel de Versailles, le 1er juillet 1999, tout en constatant « la gravité hors du commun » des faits, a condamné ces policiers à des peines essentiellement avec sursis se contentant de prononcer les trois mois de prison fermes effectués par le chef de groupe à la suite de la décision du Tribunal. Il avait fallu moins de deux ans pour que la Cour d’appel de Paris condamne le trafiquant de stupéfiants torturé à treize ans de prison pour des faits dont nul, évidemment, ne saurait contester la gravité. Mais un délinquant, quoi qu’il ait fait, a droit au respect de sa dignité et de ses droits.
Il faut maintenant que la République sache tirer les leçons de ce camouflet. Les faits qui ont donné lieu à la condamnation ne sont pas, heureusement, la pratique constante des fonctionnaires de police en France, mais les allégations de mauvais traitements sont trop fréquentes pour qu’on refuse de tenir compte de cette sévère mise en garde sur le fonctionnement de la police, administration qui incarne cette force publique « instituée pour l’avantage de tous » comme le dit l’article 12 de la Déclaration de 1789. Si la justice ne sait pas répondre équitablement, c’est-à-dire d’abord dans un délai raisonnable, aux plaintes des victimes de ces agissements, elle manque au premier de ses devoirs. Peut-être est-ce parce qu’elle a du mal à accepter que ses collaborateurs quotidiens se livrent à de tels agissements. Alors il est grand temps de mettre en place cette autorité administrative indépendante chargée de veiller au comportement quotidien de ceux qui détiennent et ont l’exercice de cette force publique «nécessaire à la garantie des droits de l’homme et du citoyen » comme le dit l’article 12 de la Déclaration de 1789 et qui est « instituée pour l’avantage de tous ».