L’expulsion de Léonarda vers le Kosovo et celle de Khatchik vers l’Arménie ont suscité l’émotion d’une grande partie de la population, mis des milliers de lycéens dans la rue et toutes deux ont remis en avant la question de la scolarisation des jeunes d’origine étrangère. De manière sensiblement différente toutefois.Avec la première, nous avons affaire à une mineure interpellée dans le cadre de l’école et à une médiatisation qui a, en quelques heures, transformé une jeune fille inconnue en une véritable star, héroïne d’une des pires émissions de téléréalité. Avec le second, nous sommes en présence d’un jeune majeur, interpellé hors de l’école, mais qui a vu, lui aussi, sa scolarité brutalement interrompue. De retour en Arménie, il a fait trois jours de garde à vue et a dû promettre de s’enrôler très vite pour faire son service militaire.
Léonarda a été interpellée lors d’une sortie scolaire, remise à la police sous les yeux de ses camarades et expulsée vers un pays où le traitement réservé aux Roms est reconnu comme carrément discriminatoire. Malheureusement de telles pratiques ne sont pas nouvelles. Même si elles renvoient à un épisode particulièrement funeste de notre histoire, elles ont toujours existé, rappelle Claude Lelièvre dans un article publié sur Mediapart. Et ceci parce que juridiquement, la police est fondée à intervenir pratiquement partout, y compris dans les écoles, parce qu’il n’existe pas d’ « exterritorialité », en dehors des ambassades.
On se souvient pourtant qu’en 2005, Nicolas Sarkozy avait publié une circulaire en direction des préfets, réglementant les conditions d’accès à la régularisation des étrangers en situation irrégulière et demandant « que pour des raisons évidentes, il n’y ait pas d’arrestations dans l’enceinte scolaire ». Cette circulaire n’a pas empêché deux arrestations devant l’école de la rue Rampal, la mise en garde à vue de la directrice de l’école (mars 2007), l’arrestation d’Armen Jera au sein d’une école primaire de Montauban (septembre 2007), celle de Vazgen à Langeac (janvier 2011), etc. tout comme il y a eu, en mai 2013, une tentative avortée dans une école de Nîmes.
Sur le plan juridique, il faut aussi ajouter que cette circulaire de 2005 fut abrogée en novembre 2012 par Manuel Valls, remplacée par une autre qui propose toujours des critères très restrictifs de régularisation, mais ne mentionne plus la question des interpellations dans l’enceinte scolaire.
Si la question juridique est importante, l’émoi suscité à juste titre par les deux dernières interpellations est d’un autre ordre. Il est du domaine du symbolique et concerne l’avenir même de jeunes renvoyés brutalement dans un pays avec lequel ils n’ont aucune attache ou dans lequel leur vie est en danger. Quant au fait de demander à une mineure de choisir entre sa scolarité et sa famille, qui peut sérieusement considérer cette proposition comme une « main tendue », alors même que les autorités disent avoir voulu rassembler la famille ? Comprenne qui pourra.
La dimension est symbolique parce qu’elle touche à l’école, considérée par beaucoup comme un lieu qui, sans être en dehors des problèmes qui traversent la société, doit protéger les jeunes du monde, de ses vicissitudes et de ses violences. La France peut s’enorgueillir à juste titre d’accueillir à l’école tous les jeunes de moins de 16 ans, quelle que soit la situation administrative de leurs parents. Encore faut-il que ce droit à l’éducation soit effectif, c’est-à-dire que les autorités et notamment les maires le respectent et que l’école soit un lieu où le jeune doit pouvoir venir se former sans avoir à craindre d’y être arrêté parce que lui-même ou ses parents sont en situation irrégulière. Faute de quoi, les familles en situation irrégulière hésiteront à envoyer leurs enfants à l’école et les préfets, voire le Ministre de l’Intérieur lui-même, auront beau jeu de leur reprocher leur manque de volonté d’intégration… Il faut d’ailleurs remarquer que dans la famille Dibrani tous les enfants étaient scolarisés, et ceci en dépit de tous les reproches qui peuvent être adressés au père.
Dans un « Avis relatif à l’introduction d’un enseignement moral et civique à l’école » rendu le 24 octobre 2013, la CNCDH réaffirme avec force : « De nombreux textes affirment le droit a l’école pour tous et rappellent l’absence de discrimination en raison de la nationalité de l’enfant ou de sa situation administrative (ou celle de ses parents), il convient de faire respecter pleinement ces engagements en garantissant l’inscription a l’école de tous les enfants, en âge d’être scolarisés, présents sur le territoire français. Il convient également de garantir aux enfants une scolarisation dans de bonnes conditions, sans que pèse sur eux la peur de l’expulsion : la CNCDH tient à souligner que l’espace scolaire n’est pas un lieu ordinaire, mais le lieu consacré à l’acquisition de tous les savoirs, de tous les savoir-faire et de tous les savoir-vivre, et par là-même un espace protégé. En conséquence, la CNCDH condamne toute intervention policière qui viserait à venir chercher un enfant dans le cadre scolaire, notamment pour procéder à une reconduite à la frontière ou une expulsion du territoire. »
Les étrangers en situation irrégulière n’envoient pas leurs enfants à l’école pour être régularisés. Ils le font parce que, comme tous les parents, ils souhaitent que leurs enfants s’en sortent. Leonarda avait cette chance et semblait déterminée à la saisir mais l’application d’une loi héritée de Nicolas Sarkozy en a décidé autrement. Pour éviter des drames humains, il ne suffira pas non plus de « sanctuariser » l’école en évitant simplement que la police agisse « sans discernement » au sein de l’enceinte scolaire. Nous attendons des gestes forts et une prise en compte de la situation individuelle de jeunes qui vivent en France depuis longtemps et sont engagés dans des parcours de formation qu’ils doivent pouvoir mener sereinement à leur terme.