Lettre ouverte de plusieurs associations, dont la LDH, au ministre de l’Intérieur
Paris, le 24 juin 2019
Monsieur le ministre,
Des hommes et des femmes s’automutilent ou tentent de se suicider dans les centres de rétention administrative (CRA). Au cours de ces quinze derniers mois, deux hommes se sont donné la mort dans ces lieux où l’administration enferme des personnes pour les expulser du territoire français. D’autres se révoltent ou expriment leur désespoir à travers des lettres publiques, des grèves de la faim, des émeutes ou des tentatives d’incendie. Ces actes qui se multiplient à une fréquence inédite sont le résultat d’une politique inacceptable qui a conduit à une situation extrêmement alarmante.
Le gouvernement fait le choix d’utiliser l’enfermement en rétention comme outil d’une politique d’expulsion, banalisant la privation de liberté des personnes étrangères à travers des instructions aux préfet-e-s qui viennent aggraver celles de vos prédécesseurs. La disproportion des moyens utilisés au service de cette politique de plus en plus carcérale est inédite.
Le nombre de places en rétention a ainsi augmenté de 25 % depuis début 2018 (+ 480 places) et vous prévoyez la construction de nouveaux CRA. Un tel développement de l’enfermement administratif ne s’était pas produit depuis la politique sécuritaire mise en œuvre par Nicolas Sarkozy il y a plus d’une décennie.
La dernière loi Asile et Immigration de septembre 2018 a doublé la durée maximale de rétention et permet désormais d’enfermer toutes les personnes visées durant trois mois, ce qu’aucun gouvernement français n’avait jamais jusqu’à lors proposé. Or, les statistiques sont formelles : enfermer plus longtemps ne permet pas d’expulser plus. En revanche, être privé·e de liberté derrière des barbelés pendant 90 jours, c’est subir une machine à enfermer qui brise des vies, dans un environnement carcéral oppressant. Des enfants sont traumatisés par cette expérience, des personnes perdent leur emploi ou leur logement, des familles sont séparées, des malades voient leur prise en charge sanitaire interrompue ou amoindrie.
Cette orientation conduit l’administration à maintenir fréquemment des personnes enfermées alors qu’il n’existe aucune perspective d’exécuter la mesure d’éloignement qui les frappe. Cela relève dès lors d’une politique punitive.
Les taux d’occupation des centres de rétention administrative ont explosé, générant une promiscuité et des tensions insupportables, notamment pour les personnes les plus vulnérables. Ces dernières sont de plus en plus nombreuses derrière les grillages de ces lieux de privation de liberté : des jeunes majeur·e·s, des personnes victimes de la traite des êtres humains, ou plus largement marquées par un parcours migratoire de plus en plus dangereux, en raison notamment des barrières érigées par la France et l’Union européenne. Également des personnes fragilisées par une grande précarité vécue en France parfois durant de longues années, directement liée aux restrictions des politiques publiques apportées au droit d’asile et au droit au séjour, ainsi qu’aux insuffisances du dispositif d’accueil.
Dans ces lieux de privation de liberté, le nombre de familles avec enfants a fortement augmenté. En 2018, 1 221 enfants ont subi ce traumatisme à Mayotte. En métropole, 208 enfants ont été enfermés, soit 8 fois plus qu’en 2013 (24 % avaient moins de 2 ans, 36 % de 2 à 6 ans et 26 % de 7 à 12 ans). Ce nombre a déjà été dépassé sur les 4 premiers mois de 2019.
Quel que soit leur âge, tous et toutes subissent la violence de l’enfermement et de la rupture soudaine avec leur quotidien, leur école et leurs proches, et sont durablement traumatisé-e-s Rien ne peut justifier une telle pratique largement condamnée par le Défenseur des droits, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies et la Cour européenne des droits de l’Homme, à travers six décisions sanctionnant, ces dernières années, les pratiques des autorités françaises.
Les préfectures assument désormais de prononcer massivement des décisions d’enfermement et d’expulsion illégales. Au-delà de la situation des enfants, la possibilité pour les personnes enfermées de saisir la justice et de défendre leurs droits est limitée par l’urgence et par des garanties amoindries, plus encore en outre-mer en raison d’un régime dérogatoire. Malgré ce droit au rabais, les juridictions métropolitaines annulent plus de 40 % des procédures judiciaires ou des décisions administratives, ce qui traduit l’ampleur des violations des droits perpétrées et le caractère abusif de nombre de ces enfermements.
A tout ceci s’ajoutent des atteintes graves au droit à la santé dénoncées par la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté dans son avis du 17 décembre 2018 et par le Défenseur des droits dans son rapport du 13 mai 2019. Le financement et le pilotage des unités médicales dans les CRA sont insuffisants pour garantir l’accès aux soins et leur continuité. La protection légale contre l’expulsion des personnes les plus gravement malades n’est pas garantie.
La prise en charge des troubles psychiques ne peut être assurée dans ces lieux qui, au contraire, les aggravent. Des personnes malades ou qui ont tenté de se suicider sont ainsi enfermées dans des « chambres de mise à l’écart » qui constituent un traitement inhumain et dégradant.
Dans ce contexte alarmant, l’ensemble des acteurs intervenant dans les CRA y rencontre désormais des personnes bipolaires, schizophrènes, paranoïaques, dépressives, mutiques, prises de crises de délire, d’angoisse, de jour comme de nuit. Des personnes aux facultés très altérées sont enfermées alors que leurs pathologies sont parfaitement identifiées en amont par le secteur de la psychiatrie qui les avait prises en charge.
La politique menée à l’égard des personnes étrangères est ainsi marquée par des discriminations de plus en plus violentes. Contrôles au faciès, accès dégradé à la justice, privation de liberté disproportionnée voire systématisée, accès aux soins défaillant, protection des plus vulnérables reléguée au second plan. Cette politique marque le renoncement au respect de droits fondamentaux et porte atteinte à la dignité des personnes. Ces personnes enfermées que les associations accompagnent dans les CRA se trouvent dans une situation de détresse et face à une violence institutionnelle démesurée qui nie leur humanité.
Monsieur le ministre, nous vous demandons solennellement de :
- Faire cesser cette politique du tout enfermement qui conduit à la maltraitance de personnes étrangères ;
- Proscrire tout enfermement d’enfants en rétention ;
- Assurer la protection des personnes les plus vulnérables, parmi lesquelles les personnes malades ;
- Mettre un terme aux pratiques illégales de l’administration.
Nous vous prions de croire, Monsieur le ministre, en l’assurance de nos respectueuses salutations.
Christophe Deltombe, Président La Cimade, Philippe de Botton, Président, Médecins du monde, Louis Gallois, Président, Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), Cécile Coudriou, Présidente, Amnesty international France, Vanina Rochiccioli, Présidente, Gisti Sylvie Bukhari-de Pontual, Présidente, CCFD-Terre Solidaire, Hubert Trapet, Président, Emmaüs France, Laurence Roques, Présidente, Syndicat des avocats de France (SAF), Malik Salemkour, Président, Ligue des droits de l’Homme, Didier Fassin, Président, Comède, Rachid Lahlou, Président, Secours islamique, Flor Tercero, Présidente, ADDE, Jean-François Quantin, Co-président, Mrap, Bernadette Forhan, Présidente, Acat, Katia Dubreuil, Présidente, Syndicat de la magistrature, Véronique Fayet, Présidente, Secours Catholique – Caritas France, Patrick Doutreligne, Président, Uniopss, Prudence RIFF, Co-présidente, Fasti, Géraldine Franck, Présidente, Le Collectif des morts de la rue, Bruno Morel, Directeur, Emmaüs Solidarité, Alexandre Moreau, Président, Anafé, Antoine Ermakoff, Président, Observatoire Citoyen du CRA de Palaiseau.