Dans la gestion de la crise sanitaire que nous traversons, la faible anticipation dont les autorités politiques et sanitaires ont fait preuve est patente[I]. Surtout, cette crise intervient dans un contexte de dégradation continue du service public hospitalier, dénoncée depuis plus d’un an par un mouvement social d’ampleur au sein des hôpitaux. La LDH a soutenu ce mouvement, initié par les soignants des services d’urgences, contre la casse du service public hospitalier et les atteintes aux droits fondamentaux qui en découlent.
Dès les premiers cas de personnes infectées au Covid-19 en France la pénurie de matériels de protection a été constatée, tout comme la disparition de la production nationale de biens essentiels ou encore l’arrêt de la recherche fondamentale par suppression de crédits au programme lancé après l’épidémie de SRAS ont pu être déplorés.
Depuis, la gestion de cette crise témoigne d’un exercice du pouvoir très vertical, associant insuffisamment les citoyens et les usagers du système de santé. Elle est caractérisée par de nombreux errements, erreurs et possiblement mensonges, notamment à travers les déclarations réitérées sur l’inutilité des masques[ii], qui ont évité d’avoir à reconnaître la pénurie[iii], malgré les alertes d’épidémiologistes[iv], de l’Académie nationale de médecine[v] puis du Conseil scientifique, avec un changement de doctrine trop tardif et partiel[vi], qui a nourri une méfiance préjudiciable à la santé. La raison d’Etat s’est trop souvent substituée à l’appel à la raison et à l’intelligence collective.
L’objet de cette fiche n’est pas de revenir sur les nombreuses atteintes aux droits fondamentaux auxquelles la mise en place de l’état d’urgence sanitaire donne lieu sur lesquelles la LDH agit, tant par des recours contentieux que par différentes alertes. Il s’agit ici de se concentrer sur le nécessaire respect des droits des personnes dans le champ de la santé : droit à des soins de qualité, droit à une protection sociale, droit au respect de la dignité des patients, droit à une prévention efficace. Car il y aurait un certain paradoxe à ce que l’effort de l’ensemble de la collectivité en faveur de la santé publique ne se fasse pas dans le respect des droits des usagers du système de santé.
1. Garantir l’accès de tous à des soins adaptés
Le droit fondamental à la protection de la santé, tel que consacré au plan constitutionnel[vii], doit, en cette période de crise comme en tout temps, être garanti. Comme l’affirme le Code de la santé publique, ce droit implique un égal accès aux soins, sans discrimination[viii], et un accès à des soins adaptés[ix]. Le consentement du patient[x] doit être recherché systématiquement[xi]. Ces droits doivent être respectés, qu’il s’agisse de soins en lien ou non avec le Covid-19.
1.1. Accès aux soins exigés par le Covid-19
Etat des lieux-risques
L’absence de tests en quantité suffisante n’a pas permis de poursuivre en phase 3 l’isolement des personnes infectées. Le défaut de masques homologués et l’insuffisance de protections adaptées (masques, visières, tenues…) pour les soignants dans les secteurs les plus exposés (médecine de ville, hôpital) ont conduit à de nombreuses contaminations, à l’empêchement de beaucoup de soignants et à des décès qui ont justifié le dépôt d’une plainte par le Collectif Inter-Urgences[xii].
Par ailleurs, le risque de saturation des services de réanimation et le manque de lits et de matériels pour répondre aux besoins ont conduit à décider le confinement de l’ensemble de la population.
Points de vigilance
Si le confinement a eu précisément pour but d’éviter d’arriver à une situation de tension telle que des choix contraires à l’éthique puissent être faits, il est nécessaire de rappeler que les droits fondamentaux des patients exigent que le triage soit refusé[xiii]. N’est pas visée ici la décision médicale d’admission ou non en réanimation, faisant suite à un bilan bénéfices/risques pour le patient qui correspond aux critères habituels de la pratique médicale. Il s’agit d’exiger que ce choix ne se fasse pas au regard de considérations collectives (elles-mêmes déterminées par une situation de pénurie), avec des risques de discrimination entre les différents patients Covid en fonction de leur état de santé général (maladie chronique, situation de handicap) ou de leur âge. Les résidents d’EHPAD ou d’établissements accueillant des personnes handicapées, notamment, ne doivent pas être exclus a priori de ces soins.
Par ailleurs les mesures prises pour soigner les personnes atteintes du Covid doivent prendre en compte et corriger les inégalités sociales et territoriales dont les effets délétères en santé sont connus.
1.2. Accès aux soins hors Covid-19
Etat des lieux-risques
La crise actuelle induit un certain nombre d’effets collatéraux sur le plan de la santé des personnes en raison de reports de soins décidés par les soignants et de renoncements aux soins par les patients.
La surcharge des services hospitaliers de réanimation/soins intensifs a conduit à une reconversion rapide de nombreux autres services, ce qui a exigé de déprogrammer et différer les actes non urgents qui n’étaient pas liés au Covid. Dans certains cas, cela a pu donner lieu à des renvois de patients vers des établissements privés à but lucratif[xiv].
De leur côté, certains patients ont préféré renoncer à consulter[xv]. Cela tient à leur crainte de contamination elle-même accrue par le manque de protection mais également aux situations aggravées d’isolement et de fragilité dans lesquelles nombre d’entre eux se sont trouvés du fait du confinement, ainsi que de difficultés pour certains à joindre leur médecin parti renforcer les équipes soignantes des hospitalisés Covid.
Le risque est ainsi bien réel d’une aggravation de l’état de santé de personnes malades, en particulier de malades chroniques, du fait de retards dans le diagnostic ou la prise en charge exposant à des risques de complications voire de décès (cancérologie, insuffisance rénale, accidents cardio-vasculaires…).
Points de vigilance
Il convient donc d’informer la population, en particulier les personnes les plus fragiles, de l’importance de continuer à se soigner. Le droit de recevoir des soins adaptés à sa situation doit être garanti à tous, patients Covid et non Covid. À cet égard, la mise en place de la télémédecine pour les consultations ne nécessitant pas d’auscultation ou d’actes matériels peut être un outil quand il est accessible aux patients. Elle ne saurait en revanche constituer la seule proposition, car elle ne peut inclure la dimension humaine du soin, plus difficile à distance, et risque de passer à côté de ce qu’aurait révélé un examen clinique.
2. Garantir le droit à la protection sociale en santé
Etat des lieux-risques
Le droit à une couverture sociale des dépenses de santé par la branche « maladie/maternité » de la Sécurité sociale (l’assurance maladie) est garanti par le Code de la Sécurité sociale[xvi]. Pourtant l’effectivité de la prise en charge des frais de santé reste très inégale.
- Pour tous, du fait de la prise en charge partielle et inégale des dépenses de santé par la Sécurité sociale, en dehors des soins relevant d’une liste limitée de pathologies, et du fait de couvertures très inégales des restes à charge selon les catégories de complémentaires santé (mutuelles, institutions de prévoyance, assurances commerciales, complémentaire santé solidaire CSS) et au sein de chacune d’elles.
- Pour trois à quatre millions de personnes sans complémentaire, souvent en situation précaire (avec des revenus à peine supérieurs au plafond d’attribution de la CSS) ou encore en situation de non-recours compte tenu des nombreux obstacles à l’accès à ce droit[xvii].
- Pour les personnes étrangères régularisées ou non, du fait de l’ancienneté requise pour l’ouverture de droits à la couverture de base sur critère de résidence, ou du fait des restrictions accrues à l’obtention ou au renouvellement de l’aide médicale d’Etat (AME).
Pour les soins Covid-19, seules les téléconsultations[xviii] sont prises en charge à 100 %. Les patients en réanimation se voient quant à eux facturer un forfait de 24 euros. Pour les autres types de soin, il n’y a pas à l’heure actuelle de prise en charge des frais à 100% alors même qu’une longue durée de soins de suite et de rééducation peut s’avérer nécessaire compte tenu des séquelles post-réanimation et soins intensifs… La prise en charge sur les actes et frais d’hospitalisation hors dépassements d’honoraires est donc actuellement la même que dans le cadre général[xix] : cela conduit à des restes à charge parfois importants.
Pour les soins hors Covid-19 avec hospitalisation pendant la période épidémique, la pandémie et l’insuffisance de moyens réanimatoires et de soins intensifs des hôpitaux publics a conduit à réorganiser les services pour donner la priorité aux soins des patients infectés par le Covid-19 en supprimant dans certains bassins sanitaires, à la demande des agences régionales de santé (ARS), toute intervention chirurgicale dans ces hôpitaux. Les patients ont alors été transférés vers des établissements privés. En cliniques ou hôpitaux à but lucratif il peut en résulter des restes à charge plus élevés dus notamment à des dépassements d’honoraires.
Points de vigilance
Il convient à l’instar de ce qui a été demandé par France Assos Santé et le collectif Alerte[xx] de ne pas différer les soins non-Covid nécessaires.
Pour l’ensemble des patients, il faut s’assurer qu’en cas d’hospitalisation non choisie en secteur privé (décidée pour des raisons de réorganisation sanitaire dans le cadre de la gestion de la pandémie), ne soit facturé aucun dépassement d’honoraires, frais de dossier, de chambre particulière non demandée ou justifiée du fait de l’isolement nécessaire[xxi], etc. – dans le cadre de soins Covid, comme non-Covid. Les patients ne doivent pas supporter les frais de l’impossibilité matérielle et humaine pour l’hôpital public d’assurer l’ensemble de ses missions.
Pour les personnes en situation de précarité, les plafonds de la Sécurité sociale (PASS)[xxii] doivent avoir les moyens de fonctionner pour accueillir et accompagner les personnes sans couverture médicale ou avec une couverture insuffisante.
Les personnes étrangères doivent faire l’objet d’une vigilance particulière de la part des pouvoirs publics de façon à assurer la continuité de l’accès aux soins, en particulier dans le cadre de renouvellements ou de premières demandes d’AME[xxiii]
3. Respecter la dignité des personnes
Etat des lieux-risques
La protection nécessaire des personnes très âgées contre le Covid-19 a conduit à interdire les visites des résidents d’EHPAD, au détriment souvent de leur santé psychique. En outre la fin de vie des personnes en EHPAD, mais aussi en milieu hospitalier ou à domicile, s’est faite dans des conditions insatisfaisantes, souvent contraires à la décence la plus élémentaire, notamment en raison là encore de la tenue à l’écart des familles et des proches.
Points de vigilance
Après différentes alertes, notamment du Comité consultatif national d’éthique[xxiv], sur les effets délétères d’un tel isolement pour les personnes très âgées, un assouplissement du cadre applicable aux EHPAD a été décidé le 20 avril[xxv]. Toutefois la mise en œuvre du protocole de visites demeure complexe. Celui-ci est perçu par des personnels et familles comme étant sur certains points infantilisant et déconnecté du réel, particulièrement dans un contexte de sous-dotation et de sous-encadrement en personnel de ces établissements[xxvi]. Il est donc indispensable que des moyens soient rapidement alloués afin de permettre une organisation à la fois sûre au plan sanitaire et respectueuse des droits fondamentaux des résidents des EHPAD, comme de leurs proches. Dans les situations de fin de vie – en EHPAD, en établissement hospitalier et à domicile – , pour assurer le droit de toute personne à une fin de vie digne il faut également rendre possible cette présence des proches en leur donnant accès à un matériel de protection adéquat[xxvii].
Au-delà de la situation des résidents d’EHPAD, la préservation d’activités et d’une vie relationnelle, déterminante pour préserver un bon état de santé, doit être systématiquement recherchée[xxviii], en particulier dans tous les établissements médico-sociaux accueillant des personnes en situations de handicap[xxix]. Il en va de même pour les suivis de grossesses et accouchements[xxx], en néonatologie, dans les services hospitaliers pédiatriques, les services de soins de suite et de réadaptation (SSR), et particulièrement en soins psychiatriques[xxxi].
4. Garantir une protection durable contre les contaminations
En l’absence de vaccin et de thérapeutique efficace spécifique, le dispositif de prévention repose sur les seuls gestes barrières, la distanciation physique, et les masques de protection.
Etat des lieux-risques
La perspective d’un déconfinement même partiel, n’est envisageable raisonnablement que si sont endiguées les situations de pénurie qu’on a connues. Dans cette phase qui s’ouvre, le risque est grand que les personnes soient inégalement exposées aux risques sanitaires selon leur emploi, leur situation sociale ou leur santé.
Points de vigilance
Le préalable à tout déconfinement a été décrit en détail par le Conseil scientifique[xxxii]. Sont indispensables la mise à disposition à l’ensemble de la population de masques gratuits[xxxiii], de gel hydroalcoolique, tout comme la réorganisation des lieux d’accueil du public avec des installations adaptées permettant de respecter les distances minimales et de se désinfecter fréquemment les mains.
Les travailleurs les plus exposés – secteur de la santé, commerces, transports en commun, crèches, établissements scolaires… – doivent bénéficier d’une protection renforcée et, comme l’ensemble des salariés reprenant leur activité, d’un droit de retrait lorsque les conditions ne sont pas réunies[xxxiv].
Un large accès aux tests doit être rendu possible, en s’assurant d’un usage des résultats médicaux conforme aux droits des personnes, en particulier en termes de protection des données personnelles et de secret médical. Dans cette perspective, le « traçage » numérique des personnes contaminées et des personnes suspectes par géolocalisation doit être refusé[xxxv], comme l’incitation financière faite aux médecins de communiquer des données personnelles sur leurs patients contaminés et leurs proches dans une base de données dont l’usage et le degré de sécurisation ne garantissent pas le secret médical et l’éthique[xxxvi].
De manière générale, dans cette phase largement motivée par des considérations économiques, tandis que vont perdurer l’état d’urgence sanitaire et les restrictions au fonctionnement démocratique du pays[xxxvii], la primauté jusque-là conférée à la santé publique doit demeurer.