Les enfants ont-ils encore droit à la parole ?

Lettre ouverte de la LDH adressée au président de la République

Monsieur le Président de la République,

Une succession d’évènements récents, inhérents à la liberté d’expression des enfants et adolescents, nous alerte particulièrement.

A la demande du ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, monsieur Jean-Michel Blanquer, quelques centaines d’enfants et adolescents ont été signalés d’abord au rectorat, puis au parquet, pour des propos jugés inappropriés lors de l’hommage rendu à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. La plupart des élèves signalés l’ont été pour en avoir questionné ou contesté la légitimité, ou pour avoir provoqué, voire menacé leur enseignant. Parmi eux, certains se sont retrouvés en garde à vue, dont trois enfants de 10 ans à Albertville, interpellés pour  « apologie du terrorisme » et retenus une journée entière au commissariat, sans leurs parents. Le caractère disproportionné de la réaction n’honore pas un système démocratique comme le nôtre. S’il est certain qu’aucun propos d’élèves partiellement dangereux ne doit rester sans réponse, il nous semble que l’institution scolaire dispose d’instances disciplinaires qui lui sont propres et qui n’ont pas vocation à être court-circuitées par une intervention policière ou judiciaire. Cette posture autoritaire et répressive mérite d’être interrogée à l’aune d’une question fondamentale pour le projet éducatif porté par notre société : les enfants y ont-ils encore droit à la parole ?

Les droits de l’enfant sont une réalité juridique depuis plus d’un demi-siècle. Le 20 novembre 1989 était même ratifiée à l’unanimité, par l’Assemblée générale des Nations unies, la Convention internationale des droits de l’enfant. Son article 13 dit ceci : « L’enfant a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen du choix de l’enfant. »

Comme tout ce qui relève de la liberté d’expression, dont vous ne cessez par ailleurs de vanter, à raison, l’importance, seule la loi en prescrit les restrictions.

Ce droit à la parole suggère que les enfants ont aussi leur mot à dire sur la société dans laquelle ils grandissent et sur celle qu’ils projettent pour leur vie d’adulte. Mais, contrairement à l’adulte, la parole d’un enfant ou d’un adolescent est en perpétuelle construction et redéfinition. Parce qu’il en va de la mission éducative des familles et de l’école, il faut donc savoir la susciter, mais aussi la recueillir et l’interpréter, sauf à faire une croix sur le principe d’éducabilité, lui-même également au cœur des droits de l’enfant.

Ce n’est qu’à cette condition de relation de confiance que les enfants peuvent s’autoriser à parler et faire part de situations qui, potentiellement, les angoissent. Or, comment imaginer que, dans le contexte que nous traversons de pandémie et de violences récurrentes, notre jeunesse puisse être sereine ?

Toutes ces préoccupations semblent avoir été formulées, par exemple par une délégation de jeunes à Poitiers lors d’une rencontre avec madame Sarah El Haïry, secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse et de l’Engagement. Relatée par les journaux La Croix et La Vie, on apprend que, confrontée à des propos ne correspondant ni à ses attentes ni à ses convictions personnelles, Sarah El Haïry a interrompu la discussion en demandant que soit chantée, à l’unisson, La Marseillaise. Depuis quand l’hymne national a-t-il vocation à se substituer au dialogue ? Pédagogiquement, le procédé interroge et il n’est pas très étonnant que les jeunes se soient sentis dépossédés de leur liberté d’expression. Quant à l’inspection immédiatement diligentée contre la Fédération des centres sociaux à la suite de cet évènement, elle ne fait que confirmer l’absence patente de toute autre réponse gouvernementale que la coercition et la sanction.

La Ligue des droits de l’Homme (LDH) s’inquiète des traces que ces multiples dérives risquent de laisser chez les enfants, les adolescents et leurs parents. La lutte contre l’endoctrinement de la jeunesse au service des obscurantismes les plus meurtriers ne peut pas passer uniquement par la répression. Nous avons besoin d’une confiance réciproque entre les générations pour que puisse s’accomplir la mission éducative qui nous incombe à toutes et tous vis-à-vis de la jeunesse. Il en va de l’avenir de notre démocratie et du désir de nos enfants d’en perpétuer les fondements.

Dans ce contexte, vous comprendrez que notre démarche soit rendue publique.

Dans l’attente des suites que vous donnerez à notre préoccupation, veuillez recevoir, monsieur le Président de la République, nos respectueuses salutations.

Malik Salemkour

Président de la LDH

 

Paris, le 19 novembre 2020

Copie à :

Monsieur Jean Castex, Premier ministre,

Monsieur Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports,

Madame Sarah El Haïry, secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse et de l’Engagement

Monsieur Jean-Yves Le Drian, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères

Madame Florence Parly, Ministre des Armées,

Madame Jacqueline Gourault, Ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales,

Monsieur Eric Dupond-Moretti, Ministre de la Justice,

Madame Roselyne Bachelot, Ministre de la Culture,

Monsieur Olivier Véran, Ministre des Solidarités et de la Santé,

Monsieur Adrien Taquet, Secrétaire d’Etat en charge de l’enfance et des familles,

Madame Frédérique Vidal, Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation

Télécharger le courrier en pdf.

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