La Chine réprime, sort ses avions de combat et s’isole
Depuis deux ou trois ans, l’image internationale de la Chine s’est fortement dégradée. Naguère dominait l’opinion qu’avec du vinaigre, on n’attrape ni les mouches ni les gros pandas et qu’en commerçant dans le cadre de l’O.M.C., le pays finirait par se démocratiser et par s’ouvrir aux libertés et aux droits sociaux. Cette confiance dans la force conquérante des valeurs démocratiques n’a cessé d’être contredite par les pratiques du pouvoir installé en 2013, et en particulier par les multiples initiatives de ces dernières années.
Cette méfiance à l’égard de la R.P.C. est nouvelle et a quelques fondements ; les opinions ont été ébranlées par la prise en main répressive de Hongkong, en violation des promesses faites aux Britanniques ; par l’appropriation et la militarisation des îles de la Mer de Chine méridionale au mépris du droit de la mer ; par la mise en place d’un système diversifié de surveillance et de contrôle social généralisé ; par la multiplication des vols aux alentours de l’île de Taïwan, avec des bombardiers à capacité nucléaire au service d’une dangereuse politique d’intimidation semblant préparer un débarquement ; enfin, les informations parvenues sur la mise au pas des populations frontalières, notamment les Ouïgours du Xinjiang, étrangers comme les Tibétains à la culture chinoise ont légitimement ému tous ceux qui refusent que les demandeurs d’autonomie soient traités comme des terroristes.
Un autre fait est survenu, qui touche et touchera sans doute pour longtemps les familles dans l’ensemble du monde, ce fut la crise sanitaire du coronavirus. Au 1er octobre 2021, elle avait frappé selon les chiffres officiels plus de 224 millions de personnes, en avait tué 4,7 millions et conduit des milliards d’individus dans les salles de vaccination. Or l’attitude des autorités chinoises envers une épidémie qui s’était révélée sur leur territoire en décembre 2019 n’a cessé d’être déplorable : déni des faits pendant un mois, refus de communiquer des informations à des laboratoires de recherche étrangers, répression des citoyens chinois qui cherchaient à savoir, refus d’accès sur place pour la première équipe internationale d’enquête, report sur l’année suivante de la visite d’une seconde équipe et fort encadrement des recherches de ces chercheurs, organisation de la désinformation pour laisser croire que le virus venait en réalité des États-Unis.
Cette manière de faire évoquait inévitablement les politiques mensongères des totalitarismes du siècle passé. Pour finir, le pouvoir est entré en conflit avec une Organisation mondiale de la Santé jusqu’à présent complaisante : mécontente du blocage imposé à ses missions précédentes sur les origines du virus, l’O.M.S. annonce la formation fin septembre d’un groupe d’une vingtaine d’experts : spécialistes des maladies animales, généticiens, experts en sécurité des laboratoires et biosécurité ; ils seront chargés entre autres recherches de déterminer si le virus du Covid-19 a pu provenir d’un laboratoire et devront recueillir les preuves avant que soient jetés les échantillons sanguins. Mais les autorités chinoises n’ont pas dit si elles autoriseraient la venue du nouveau groupe en Chine.
Mieux vaut tard que jamais. Mais on peut s’étonner de l’extrême indulgence maintenue au fil des décennies envers ce régime. Le massacre au centre de sa capitale d’un millier de jeunes étudiants et ouvriers en grève de la faim pour obtenir plus de démocratie et moins de corruption est depuis longtemps oublié, voire pardonné (l’on ignore d’ailleurs presque tout de la répression simultanée menée dans les provinces). Quelle serait la réaction chez nous si une telle fusillade avait eu lieu place de la Concorde ? De même sont sorties des mémoires les nombreuses vagues d’arrestations et de disparitions forcées : celle du printemps 2011 quand le régime redoutait une contagion de la « révolution de jasmin » née en Tunisie, celle de l’été 2015 qui frappa des centaines d’avocats. On s’est ému un temps en Occident que le prix Nobel de la Paix Liu Xiaobo, demandeur de libertés fondamentales dans la Charte 08 (2008), soit traité de criminel, condamné à onze ans de prison et en sorte mourant en 2017. Les défenseurs récents de la cause ouigoure semblent avoir perdu de vue l’intellectuel Ilham Tohti, avocat pacifique de l’autonomie ouigoure, condamné à l’incarcération à vie en 2014 pour séparatisme et qui reçut le prix Sakharov du Parlement européen en octobre 2019. Au moment où ce professeur de géographie fut arrêté (janvier 2014), le nombre des Ouïgours tués par balle dans la région autonome avoisinait le demi-millier et la situation était tendue bien plus qu’aujourd’hui. Mais peu y prêtaient attention. Lorsque la journaliste de l’Observateur Ursula Gauthier fut interdite de travail en Chine (Noël 2015) pour avoir dénoncé la politique de Beijing envers ses minorités ethniques, le gouvernement français s’est borné à regretter la décision chinoise.
Dans leurs discussions sur les droits de l’Homme avec la Chine, la France et l’Union européenne se sont pendant des décennies satisfaites de très peu comme si le sujet était trop délicat au regard des intérêts économiques en jeu. Des dizaines de rencontres officiellement destinées à faire progresser les droits de l’Homme n’ont servi à rien. Les interrogations concernant les exécutions, les effectifs en détention, la distinction des délinquants de droit commun et des prisonniers politiques, ou encore la pratique des tortures, n’ont jamais obtenu de réponses satisfaisantes. Il semble que du côté européen, on trouvait déjà très audacieux, voire dangereusement insolent, d’oser soulever des problèmes de cet ordre. En avoir parlé, même en termes vagues, suffisait amplement à la conscience des diplomates.
Les inquiétudes et, partant, les exigences augmentent désormais. Mais on est bien loin du compte. L’Union européenne et les opinions publiques s’indignent du sort infligé à ce 1% de la population totale que constituent les treize millions de Ouïgours sans s’interroger sur les 99% restants. On passe d’un sujet à l’autre : aujourd’hui les Ouïgours ; hier, c’était les Tibétains, encore moins nombreux qu’eux de moitié ; ou les héroïques avocats militants des droits civiques ; ou les habitants de Hongkong qui, après avoir voté massivement contre l’emprise de Beijing en fin 2019, sont maintenant contraints d’en chanter les louanges, avec des manuels scolaires remaniés et des librairies dont les propriétaires jugent plus prudent de retirer des étagères tous les livres qui sentent un peu le soufre ; puis un peu plus tard, les manœuvres militaires sino-russes ou les défis aériens au-dessus de Taiwan. Mais un clou chasse l’autre et ce papillonnage auquel sont contraints les médias ne rend pas compte de l’essentiel, à savoir la pression globale et constante exercée sur ces treize cents millions de Chinois qui n’ont droit qu’à un seul discours politique, qu’à une seule histoire de la Chine millénaire et à une seule histoire du Parti, la détention du pouvoir par ce dernier étant présentée comme le parachèvement glorieux de luttes populaires plus ou moins mythifiées à travers les millénaires. Toute cette administration de la vérité est assortie d’une surveillance des comportements permise par les nouveautés de l’intelligence artificielle.
Les prescriptions du totalitarisme s’étendent jusqu’aux sujets de discussion. Sept concepts sont interdits de débat par le Parti, à l’initiative de Xi Jinping dès son arrivée au pouvoir : les valeurs universelles n’existent pas puisqu’il est défendu d’en parler ; de même pour les régimes constitutionnels car ils limiteraient l’autorité du monarque ; de même et pour une raison identique la séparation des pouvoirs ; idem pour l’indépendance de la justice ; même chose pour le concept de société civile car il retire au Parti le monopole de l’action politique ; enfin il est interdit de promouvoir des vues nihilistes de l’histoire, c’est-à-dire de remettre en cause l’histoire officielle de la Chine et du Parti et il est prohibé de défendre la conception occidentale des médias, c’est-à-dire le libre examen contradictoire des faits.
Il serait grand temps que les diplomates analysent le régime chinois dans sa globalité et non au coup par coup, de façon fragmentaire. Pour justifier l’accord sur les investissements que l’Union européenne a conclu en fin 2020 avec la Chine, la présidente de la Commission expliquait que les droits de l’Homme étaient une chose et les relations économiques, une autre chose. Mais non, évidemment ! Si la Chine est devenue l’atelier du monde, c’est que les ouvriers y travaillent six jours sur sept, douze heures par jour, avec essentiellement deux périodes de congés (pour la fête du printemps et la fête nationale), que le coût du travail représente moins de la moitié des prix de vente (le reste allant à l’entreprise), que les heures supplémentaires ne sont pas souvent comptées et qu’il n’y a pas de syndicat libre pour défendre les intérêts des salariés. C’est en bonne partie cette population de travailleurs migrants, grossièrement évaluée à trois cents millions, qui par son travail acharné et bien souvent sans la garantie d’un véritable contrat d’embauche, a engendré la croissance industrielle dont le régime prétend tirer sa légitimité.
En réalité, la dureté du régime intérieur va de pair avec l’ambition de s’affirmer dans le monde et le rêve d’y occuper la place centrale. Tout ce qui s’est passé cet été et en ce début d’automne prolonge et accentue les politiques internes et externes des dernières années. À l’échelle du continent chinois, les faits sont innombrables ; l’on s’en tiendra à quelques exemples.
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