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Discours de clôture du Forum mondial des droits humains
27-30 novembre 2014, Marrakech
Il est toujours passionnant de découvrir notre diversité, de découvrir ceux et celles qui, venus du monde entier, embrassent cette tâche si difficile, parfois pouvant aller jusqu’à la mort, de défendre, et de promouvoir les droits de l’Homme. Parlant ici au nom du REMDH, permettez moi de vous faire partager notre regard sur cette région, si importante dans l’histoire de l’Humanité, si riche de sa diversité. Les révolutions qui sont survenues ont laissé un bilan mitigé dans un environnement en revanche dégradé.
Je pense d’abord à la Palestine : ce cancer lancinant de l’occupation, cette injustice permanente, ces morts, cet empêchement à vivre de tout un peuple, nous ne pouvons pas l’accepter. Non au nom d’un quelconque nationalisme, il ne s’agit pas ici d’être pour ou contre, il s’agit ici de faire appliquer le droit et le droit c’est le droit inaliénable du peuple palestinien à un Etat, dans des frontières aussi sûres et reconnues que celles de l’Etat d’Israël. Et c’est à la communauté internationale qu’incombe la responsabilité de faire appliquer le droit. Mais c’est aussi dans cette région du monde les espoirs déçus : les espoirs déçus en Egypte, en Libye ou en Algérie.
Je pense à mes amis militants égyptiens forcés à l’exil, je pense à ceux et à celles qui en Libye découvrent les processus démocratiques et qui sont encore victimes de batailles claniques. Je pense à mon pays de naissance qui s’enferme dans l’autisme au point de ne pas nous y laisser accéder. Je pense aussi à l’horreur absolue qui se déroule sous nos yeux en Syrie ou en Irak, je pense aussi à cette situation sociale et économique où le libéralisme lamine, tue l’espoir de vivre de beaucoup. Je pense à cet empêchement de penser que constitue chaque atteinte à la liberté de conscience. Là encore, il n’y a pas de transaction possible. Nous ne pouvons pas accepter qu’au nom de quoi que ce soit, un homme, une femme, soit empêchés de penser, de croire ou ne pas croire. Je pense, enfin, au sort qui est celui, au nord comme au sud, mais sans doute plus ici que là-bas, des femmes. Comment penser se battre pour les droits de l’Homme, sans se battre pour l’égalité des droits entre hommes et femmes ?
A l’inverse de ce qu’un dirigeant du sud vient de déclarer, les femmes ne sont pas complémentaires aux hommes, elles sont égales aux hommes. Mais en même temps, je vois se profiler l’espoir.
Cette Tunisie qui construit sa démocratie, les réformes d’importance au Maroc, même si, parce que je suis un défenseur des droits de l’Homme, je ne me satisfais pas de leur lenteur ou de pratiques, notamment contre le mouvement associatif, qui rappellent des temps que l’on croyait révolus. Mais nous sommes là aussi pour encourager ces réformes. Ne vous y trompez pas : les peuples ont pris la parole et ils n’oublieront pas ce que sont la liberté d’expression, la démocratie, la dignité et la justice sociale.
Et cela grâce aux sociétés civiles et parce que je suis au Maroc, permettez-moi de dire combien la société civile marocaine est riche de sa diversité mais aussi de sa force et de son influence. Et puis rien ne sera comme avant parce que les femmes sont descendues dans la rue, parce que les jeunes sont descendus dans la rue, parce que toutes les couches de population ont pris conscience de leur liberté.
Au nord de la Méditerranée, je déplore cet enfermement qui fait de la Méditerranée un cercueil maritime, le développement du racisme et de la xénophobie, dont le sud n’est pas non plus exempt. La crise existe partout mais le discours du réel est trop souvent celui du conservatisme. On nous dit que l’on ne peut pas faire autrement.
Mais si, on peut faire autrement et on doit faire autrement.
Face à ce tableau, nous n’avons pas d’armes dans nos mains autres que celles des droits non comme un rituel mais comme le cadre qui doit contraindre l’action politique, action politique plus que
jamais nécessaire pour que les choses changent. Et cela dépend de nous, de chacun de nous en tant que citoyen d’organiser une pression constante sur les gouvernements afin que cela change.
Ces droits que nous devons sans cesse enrichir mais aussi ces droits dont nous devons sans cesse assurer l’indivisibilité, l’universalisme et l’effectivité. Mais quelle universalité ? Permettez-moi une citation dont je ne vous dirai pas l’auteur, je vous laisserai deviner : « L’universalité des droits de l’Homme ne saurait être sujet
à des remises en cause. Pour autant loin d’être l’expression et d’une pensée et d’un modèle unique, l’universalité doit être, dans sa quintessence, la résultante d’une dynamique d’adhésion progressive, par étapes, moyennant une appropriation individuelle et collective, où les traditions nationales et culturelles trouvent naturellement leur place, ni contre ni à côté, mais autour d’un socle de valeurs indérogeables. L’universel ainsi enrichi gagne en légitimité lorsqu’il représente et protège la diversité de l’humanité et quand tous les peuples et toutes les cultures le façonnent et se l’approprient ».
Vous êtes un merveilleux exemple de cette universalité sans faille sur les principes et se nourrissant de l’extraordinaire diversité
d’un monde qu’il nous faut protéger contre la folie. Merci d’être ce que vous êtes, merci d’être ces femmes, ces hommes, toujours en alerte, toujours prêts à se lever pour dire ce non fondateur à la barbarie, aux dictatures de tous ordres ou simplement à l’injustice.
Continuons notre action, car c’est l’humanité, c’est aussi son devenir mais c’est aussi tout simplement notre vie que nous avons entre nos mains.
Pour une autre politique de l’immigration,
appel à l’insurrection des consciences
12 octobre 2005
Des hommes, des femmes, des enfants, sont aujourd’hui pourchassés, traqués, empêchés de vivre. Ce sont les sans-papiers, fuyant misère et dictatures souvent au péril de leur vie, victimes de réseaux mafieux qui vivent de la fermeture de nos frontières. Leur seul tort est de vouloir vivre à toute force et construire un avenir meilleur pour leurs enfants.
Le gouvernement les transforme aujourd’hui en gibier et en boucs émissaires des maux de la société française. À l’arbitraire de la loi s’ajoute celui des pratiques administratives sous la pression d’une « politique du chiffre » ignorant toute humanité. Les drames deviennent quotidiens. Voir ses enfants arrêtés en classe comme appâts, en être séparés arbitrairement ; ne pouvoir se soigner décemment, se loger qu’entre des murs suintant la misère, parfois y laisser sa vie et celle de ses gosses ; se faire exploiter par des négriers sous l’œil complaisant des pouvoirs publics ; avoir la peur au ventre à chaque mouvement, la rue devenant un espace d’insécurité légale : c’est la vie quotidienne de dizaines de milliers de personnes dans la France de 2005.
Toutes les déclarations martiales n’y changeront rien. Et les étrangers en situation régulière sont victimes du même ostracisme, associés insidieusement au terrorisme et à la délinquance. Puis les Français qui leur ressemblent subissent les mêmes avanies, les mêmes violences policières. Enfin tous les habitants de France sont fichés parce que simplement ils accueillent parents ou amis. Cette politique porteuse de désespoir, de haine et de xénophobie semble être tolérée même de ceux qui, par leur histoire ou leurs principes, devraient y être les plus opposés. Elle est indigne des principes qui fondent une démocratie, elle est le contraire de la France que nous aimons et de l’Europe que nous voulons.
Nous n’admettons plus que ces souffrances s’étalent dans nos villes, sur nos trottoirs ou dans nos écoles. Nous ne supportons plus que des enfants soient embastillés, séparés de leurs parents, expulsés de l’école. Nous sommes révulsés de voir que des familles ont brûlé parce que leurs logements étaient dangereux et qu’on ne voulait pas les reloger. Il est intolérable que celles et ceux qui portent assistance aux plus faibles soient à leur tour menacés. Ce sont nos libertés à tous qui, de proche en proche, sont aujourd’hui en danger.
Nous trahirions nos principes et nos consciences si nous restions silencieux. Nous savons que tout n’est pas simple et que nul ne détient de solutions magiques. Mais nous avons vu l’Espagne, l’Italie, la Grèce, le Portugal procéder à des régularisations massives sans être en butte à cette invasion dont tant de politiciens attisent le fantasme. Et la politique qui conduit notre pays ‑ dans une logique qui est aussi celle, aussi irréaliste qu’insupportable, d’une Europe forteresse ‑ à un tel mépris des droits les plus élémentaires de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, n’est pas acceptable.
Nous refusons d’en être complices. Nous appelons, d’ores et déjà, à un moratoire contre toutes les expulsions. Nous en appelons à un large débat démocratique pour construire une autre politique fondée sur le respect des droits et libertés de tous et qui fasse de l’immigré non pas un objet de rejet mais un sujet de droit et de dignité.
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Aux côtés de Jean-Jacques De Felice, entretien avec Michel Tubiana
La contemporaine – Matériaux pour l’histoire de notre temps
Liora Israël et Sylvie Thénault ; 2015
Afin de restituer la dimension souvent collective et fraternelle de l’activité indissociablement judiciaire et militante de Jean-Jacques de Félice, il nous a semblé pertinent de tracer le portrait d’un avocat qui a partagé nombre de ses combats et travaillé à ses côtés. À travers le parcours singulier de Michel Tubiana, c’est la diversité d’un groupe de pairs qu’il s’agit de restituer, afin de donner à voir comment concrètement se mettaient en place des collectifs, se construisaient des stratégies et des alliances, se transmettaient des affaires et des questions, se construisaient au jour le jour, entre l’individuel et le collectif, entre la pratique professionnelle et les convictions personnelles, des formes d’action fondées sur le droit. Cet article est tiré d’un long entretien biographique qui a duré plus de 2h30, réalisé par Sylvie Thénault et Liora Israël le 26 juin 2014 au cabinet de Me Tubiana. De l’engagement à la LDH à la défense de Klaus Croissant, en passant par l’engagement auprès des Kanaks ou le Mouvement d’action judiciaire, plusieurs éléments saillants de la trajectoire de Jean-Jacques de Félice sont ainsi abordés.
Michel Tubiana est né en 1952 à Alger, dans une famille où le droit était déjà présent, puisque son père Armand, ancien conseiller juridique, était l’un des deux agréés du tribunal de commerce d’Alger. Lorsque la famille quitte Alger pour Paris onze ans plus tard du fait de la guerre, la réinstallation n’est pas simple, puisque la Compagnie des Agréés du Tribunal de commerce renâcle longuement à accepter ce nouveau confrère¹ du fait de sa judéité, alors même qu’il travaillait auparavant avec eux depuis Alger. Cette expérience d’un traitement différencié (obligation de passer un examen professionnel supplémentaire, protestation silencieuse des membres de la Compagnie des Agréés lors de la prestation de serment imposée par la Chancellerie) constitua un épisode marquant pour la famille, peut-être davantage que la guerre d’Algérie elle-même, dont reste le souvenir d’avoir vécu dans un milieu qui ne comprenait pas vraiment ce qui lui arrivait. Le père de Michel Tubiana avait pourtant été lui-même secrétaire de la Ligue des droits de l’Homme à Alger : « C’était un juif républicain dans toute l’acceptation du mot », même si un univers s’était déjà écroulé pour lui en 1940 avec l’abolition du décret Crémieux et le statut des juifs, rappelle son fils. Mais concernant le monde colonial, il s’en tenait à l’esprit réformiste prôné par la LDH avant-guerre, « dans l’esprit Blum-Violette ».²
Les années de formation
L’arrivée à Paris à la fin de la guerre d’Algérie correspond aux années de collège de Michel Tubiana, avant le lycée et les premières expériences militantes. « Je nais en tant que militant en 68, mais pas seulement en tant que militant. En 68 comme beaucoup, je pense, de gamins de mon époque, j’ai 17 ans-16 ans en 68, c’est au fond ce qu’à 10 ans de distance les maos vont appeler après la révolution anti-autoritaire. C’est la première fois que je découche de la maison, au grand dam de ma mère comme vous pouvez imaginer… enfin dans un milieu familial où il ya peu de dialogue avec mon père, qui décèdera en plus un an après… Des liens qui n’ont pas pu se faire, qui n’ont pas pu se tisser… Enfin. J’ai un épisode, un moment de militantisme à la LCR, mais très superficiel…[…] Je participais beaucoup au service d’ordre, voilà. […] Il y a eu cette scène absolument mémorable quand on a attaqué le meeting d’Ordre Nouveau au Palais des Sports, suite à quoi la LCR a été dissoute… » Ce militantisme de jeunesse crée sa part de bons souvenirs, mais n’empêche pas de poursuivre des études, en droit. Toutefois, le « giron universitaire », comme il le décrit, est fort peu apprécié par Michel Tubiana, qui en parallèle travaille dans le cabinet familial, repris par son frère à la suite du décès de leur père. C’est notamment l’atmosphère particulière d’une certaine fac de droit qui apparaît marquante : « J’allais d’autant moins en fac qu’à l’époque Tolbiac n’était pas construite, et que par conséquent mes TD étaient où, horreur et stupéfaction ? À Assas ! À la fin,
les vigiles venaient nous chercher rue Vavin ». Identifié un peu malgré lui tant il investit peu dans l’université comme un étudiant gauchiste, c’est hors les murs de l’université que Michel Tubiana rencontre les nouvelles organisations de juristes qui se créent alors à gauche³. Son ami d’enfance Maurice Zavaro étant devenu auditeur de justice, il l’entraîne dans les réunions du Syndicat de la magistrature, où l’étudiant en droit découvre des magistrats comme Monique Guémann, dont le franc-parler le marque. C’est là qu’il
découvre le MAJ [Mouvement d’action judiciaire], par l’intermédiaire des magistrats qui en font partie, comme Texier et Charvet. C’est dans ce cadre que Michel Tubiana fait la connaissance de Jean-Jacques de Félice, qui est un des principaux animateurs du MAJ4, en 1974.
Profession juridique et militantisme
La rencontre avec Jean-Jacques de Félice correspond donc à l’inscription dans le MAJ, mais aussi très rapidement dans une institution plus ancienne : la Ligue des droits de l’Homme. Environ deux ans après leur rencontre, Jean-Jacques de Félice présente Michel Tubiana à Henri Noguères, devenu Président de la Ligue5. Ils sont plusieurs de cette génération à entrer dans l’organisation vieillissante, et à qui Noguères va faire confiance pour la faire évoluer. Proche de Jean-Jacques de Félice par cet engagement dans la LDH comme déjà dans des défenses communes (comme celles des comités de soldat), Michel Tubiana souligne la force des liens qui se tissent entre eux, malgré leurs différences, entre le représentant de la « HSP » (haute société protestante) et le pied-noir, celui dont la non violence était chevillée au corps et celui qui ne croyait pas au pacifisme. Ces défenses et ces engagements s’insèrent dans les alliances renouvelées qui se créent alors entre professions juridiques et militantisme. Le Mouvement d’action Judiciaire est le coeur de nombreux débats, par exemple – rappelle Michel Tubiana – ceux relatifs à l’éclosion du mouvement féministe au niveau judiciaire, « avec des dialogues extrêmement durs par moment, notamment je me souviens du premier procès qu’elles avaient réussi à criminaliser, le viol passait souvent en correctionnelle… Évidemment le mec s’en était pris pour 15 ans… Sous les commentaires acerbes d’un certain nombre d’entre nous leur disant : vous vous attendiez à quoi ? C’était un Arabe. »6 Source de tensions et de paradoxes, la recherche de formes nouvelles d’alliances entre profession et militantisme se joue aussi à l’époque, rappelle Michel Tubiana, dans les rangs du Syndicat des Avocats de France, dont Jean-Jacques de Félice restera plus distant par méfiance à l’égard du corporatisme : « S’il y a quelque chose auquel Jean-Jacques a toujours été étranger, c’est bien l’aspect corporatiste des choses. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne savait pas s’en servir – au niveau du Conseil de l’Ordre, etc. ». Atypique par rapport à ses confrères engagés à gauche du fait de sa pratique régulière devant le tribunal de commerce, Michel Tubiana développe parallèlement une pratique moins spécialisée en droit du travail, parfois en pénal, y compris la défense de certains activistes. C’est surtout par l’intermédiaire de la Ligue des droits de l’Homme que se développent ces activités militantes dans la seconde moitié des années 1970, très souvent en relation avec Jean-Jacques de Félice : « Jean-Jacques est une figure à la Ligue [..] Il est déjà vice-président, ou à peu de choses près il va l’être, c’était encore l’époque où les statuts autorisaient à l’être ad vitam eternam… […] alors c’est drôle, parce qu’il est aimé, il est systématiquement élu – alors que si on demandait aux militants de la Ligue s’ils sont pacifistes, ils rigoleraient ! Il est systématiquement élu, enfin quand il est candidat ! Il est partout en section, c’est à dire que les sections le demandaient pour venir faire des interventions ». Populaire au sein de la LDH, Jean-Jacques de Félice y est quelqu’un de respecté et d’écouté. Respecté « parce qu’il était respectable ! », s’exclame Michel Tubiana, capable comme l’écrit à la même époque Philippe Boucher dans Le ghetto judiciaire de susciter une empathie à la mesure de son propre désintéressement, manifestant une « force tranquille » pour reprendre une formule qui fera l’élection de François Mitterrand, capable de tenir sa ligne sur le mode d’une certitude, « Je n’ai pas raison aujourd’hui, j’aurai raison demain » ». « Ce qu’il faisait c’est aussi que le débat ne tournait jamais à la caricature, il n’était jamais en train de nous dire : vous n’êtes pas pacifiste, donc vous aimez la violence. Voilà. Nous on n’était pas en train de lui dire : tu es pacifiste, donc tu es prêt à toutes les lâchetés… Il allait jusqu’au bout de ses contradictions sur ce terrain-là, et il nous forçait nous à aller sur ce terrain-là au bout de nos contradictions ».
Défenses sensibles
Cette contradiction entre engagement pacifiste de Jean-Jacques de Félice et défense de militants parfois violents apparaît avec force dans un dossier particulier, l’affaire Croissant, du nom de cet avocat de la Fraction Armée Rouge Révolutionnaire qui se réfugie à Paris à l’été 1977 et dont Jean-Jacques de Félice sera certainement le plus actif des avocats qui chercheront à empêcher son extradition vers l’Allemagne7.
Particulièrement difficile, cette défense laisse un souvenir amer à Michel Tubiana : « C’était mortifère. C’était difficile surtout quand on a vu que c’était un agent de la Stasi8… Et en même temps c’était une espèce de folie l’Allemagne, ils étaient fous dans cette affaire. Que ce soit du côté du gouvernement ou des autres. C’était une folie collective, avec une partie de réminiscence du passé qui n’était même pas enterré ». L’entrée de Michel Tubiana dans l’affaire se fait par l’intermédiaire d’un mystérieux coup de fil de Jean-Jacques de Félice : « Il m’appelle au téléphone, il me dit : 15h devant la Statut de Jeanne d’Arc, à Saint Augustin. […] Donc on se retrouve à 15h. Et il m’annonce l’arrivée de Croissant. Moi Croissant, je le connaissais d’avant, Jean-Jacques aussi videmment. J’avais été observateur une fois à Stammheim et Jean-Jacques de nombreuses fois. Et puis il y avait un truc qui s’appelait le Comité de Défense des Prisonniers Politiques en Europe de l’Ouest, avec un type qui s’appelait Meyer. Le seul type que j’ai vu qui est arrivé à mettre en colère Jean-Jacques. Il avait dit à Jean-Jacques qu’il était complice des assassins d’Ulrike Meinhof, Jean-Jacques était devenu rouge pivoine, je l’ai jamais vu comme ça ! ». Malgré les difficultés de cette défense, Jean-Jacques de Félice va s’y investir pleinement, aux côtés d’Irène Terrel. Croissant arrive donc en Juillet « et nous faisons une conférence de presse au cabinet de Jean-Jacques, où il demande l’asile en France ». Presque immédiatement, un mandat d’arrêt est transmis par la RFA aux autorités françaises, ce qui conduit Croissant à se « planquer » : « il y avait peu de gens qui étaient en contact avec lui […] Il restera plusieurs mois… ». Le souvenir de cette période est associé à la dureté de Croissant, qui répond lorsque Jean-Jacques de Félice l’interroge au sujet des grèves de la faim des membres de la RAF : « on est en train de discuter pour savoir s’ils arrêtent ou pas, ce qui sera le plus opératif ». « Ce genre de truc que Jean-Jacques était pas prêt à digérer, moi non plus, cette espèce de pensée qui nous était un peu étrangère ». Le souvenir plutôt joyeux du battage médiatique organisé avec d’autres comme le juriste Gérard Soulier, proche de Felix Guattari, contraste avec ces sentiments ambivalents : « Le meeting à la Mutualité, au moment de l’extradition, la salle est pleine ! », la manifestation devant la Santé au moment de l’extradition, au cours de laquelle Michel Foucault est bousculé (il aura quelques côtes cassées). « Et nous on a sorti l’Affaire Croissant 9– le livre – chez Maspero. Moi, Jean Jacques, Irène, Patrick Mignard – de Toulouse – et Michel Laval, qui était au MAJ à l’époque il était l’associé d’Antoine Comte […] J’ai l’image de lui, il avait failli se battre avec les gardes du Palais au moment de l’audience d’extradition. Vous savez qu’il y a eu une manif’ des avocats à l’intérieur du Palais de Justice ? ». Jean-Jacques de Félice avait en effet alerté le Conseil de l’Ordre et les avocats du Palais de la situation, dans lequel un avocat (Croissant) était mis en cause au titre de la défense et de la nature de ses clients. Jean-Jacques de Félice avait réussi à obtenir que Mario Stasi, alors membre du Conseil de l’Ordre, se prononce lors de l’audience d’extradition en faveur de Croissant, par une déclaration reproduite dans le livre publié ensuite – dans l’urgence – par l’éditeur militant François Maspero.
Jouant de la critique radicale et de ses supports comme des institutions les plus traditionnelles, Jean-Jacques de Félice se tenait sur une ligne de crête bien particulière : « Un peu comme à la Ligue [des droits de l’Homme] qui est à la fois un pied dans les institutions, un pied en dehors. Cette capacité à la fois d’écoute de l’extérieur et à l’intérieur de la baraque institutionnelle, avec cette capacité aussi de rompre avec les institutions quand on a besoin de rompre avec les institutions. Le scandale qu’il avait fait ou provoqué en sollicitant le statut d’objecteur de conscience en témoigne à l’époque »10. L’affaire Croissant se poursuit en Allemagne après l’extradition, mais se traduit aussi par de nouveaux dossiers pour Michel Tubiana : « vous ne pouvez pas savoir le nombre de jeunots, de jeunes Allemands et Allemandes qui sont venus se réfugier en France et qui étaient impliqués à la marge là-dedans[ …] donc moi j’avais plusieurs dossiers à négocier avec le Parquet allemand […] et puis il ya eu le procès où on était en observateur, le procès d’un des avocats de la RAF, à Hambourg ». D’une affaire à l’autre, avec des investissements en partie différenciés pour Jean-Jacques de Félice et Michel Tubiana, c’est donc un écheveau de liens et une manière d’être ancrés dans l’histoire qui se joue dans ces formes contestées de défense.
Un autre site de défense politique de l’époque est celui de la Cour de sûreté de l’État – cette cour d’exception comportant des militaires, héritée de la guerre d’Algérie – devant laquelle, après les militants accusés de reconstitution de ligue dissoute, furent également traduits membres des comités de soldat, militants autonomistes
bretons ou basques11. Devant ces cours, c’est en particulier la figure d’Henri Leclerc lors d’une de ces audiences qui revient en mémoire à Michel Tubiana : « C’était rituel. Il y avait un président qui s’appelait David, qui était au demeurant pas mal, il n’avait pas besoin de recevoir des instructions… Je crois qu’on lui aurait transmis des instructions, il aurait très mal pris de recevoir des instructions… Et l’avocat général qui était un gougnafier, pendant que les avocats de la défense plaidaient – il est vrai pour la 345ème fois – qu’il s’agissait d’une juridiction d’exception, il lisait ostensiblement le Figaro.. Et Henri je me souviens… Il y avait toujours beaucoup d’animation dans ces audiences, et il y avait un capitaine des gardes, qui était une vieille baderne gendarme au demeurant très gentil, et avec lequel on finissait toujours par s’arranger voilà… Il voulait pas d’emmerdes. Et donc il était au milieu, à droite il y avait Jean-Pierre – Mignard pour le coup – et moi j’étais à gauche. Et puis Henri plaide sur le caractère d’exception de la Cour etc. Et je ne sais pas si vous savez mais il y avait un magistrat et deux militaires, et quand ils rentraient il y avait des militaires qui présentaient armes, et on entendait : « Présentez, armes ! ». Et Henri qui donc plaide : « Et cette Cour, d’autant plus d’exception, qu’à chaque fois vous rentrez on vous présente les armes ! Et ce : « Présentez, armes ! », qui résonne dans ma tête à chaque fois comme « En joue : feu ! » ». Et là le capitaine de garde qui fait : « Pff, ce Leclerc ! Il faut avoir vingt ans de carrière pour faire ça » ! (rires) ». Henri Leclerc, pendant cette période est à la fois de plusieurs luttes communes avec Jean-Jacques de Félice, et se distingue par sa participation au cabinet collectif d’Ornano, créé avec Georges Pinet, qui cherche à remettre en cause les fondements traditionnels de la profession d’avocat (tarification, exercice individuel), au profit des populations défavorisées ou des mouvements politiques et sociaux.
L’expérience de la Nouvelle-Calédonie
Si des mouvements politiques et sociaux nouveaux émergent dans les années 1970, les mobilisations précédentes sont loin d’avoir disparu. L’accession à l’indépendance de la plupart des anciennes colonies françaises, et en particulier de l’Algérie qui avait constitué le terrain formateur de l’engagement de Jean-Jacques de Félice, n’épuise pas ces combats extra-métropolitains. Dans les années 1970, Jean-Jacques de Félice est ainsi, relate Michel Tubiana, contacté par la Fédération protestante pour défendre des Kanaks et des Européens qui avaient fait Mai 68 à Paris et qui, arrivant à Nouméa, avaient monté une organisation appelée « Les foulards rouges ». Cette dernière, au gré de leurs actions qui n’avaient jamais été violentes, était l’objet de poursuites. Jean-Jacques de Félice, accompagné d’Yves Jouffa (lui aussi de la LDH) était donc parti au début des années 1970 défendre ces militants à Nouméa, ce qui constituait une véritable expédition à l’époque. Des liens forts se tissent, qui sont aussi l’occasion d’établir des liens entre des causes a priori éloignées : « il y avait un autre lien entre Jean-Jacques et les Kanaks, qui était le lien qu’il avait largement contribué à créer entre le Larzac et les Kanaks, des liens très étroits entre les paysans du Larzac et les milieux militants kanaks […] Il y a eu des tonnes de délégations qui sont allées dans un sens comme dans l’autre, il y a eu des stages de formation à la non-violence ! […] ». C’est ainsi que se créent des liens multiples, liens qui vont quelques années plus tard conduire Michel Tubiana à se rendre également à Nouméa.
C’est alors que l’expérience coloniale vécue pendant l’enfance resurgit. En 1984, dans la salle des pas-perdus du Tribunal de Nouméa, Michel Tubiana est confronté à une dizaine de personnes qui viennent vers lui et, le reconnaissant comme le fils d’Armand Tubiana qu’ils ont connu en Algérie, lui disent leur surprise de le voir défendre les Kanaks – c’étaient des pieds-noirs venus s’installer en Nouvelle-Calédonie après la décolonisation. Les continuités existent aussi du côté judiciaire : «la première fois que je suis allé en Calédonie [à la fin des années 70], c’était une caricature de la magistrature là-bas, c’était une carte de la décolonisation française… Au fur et à mesure que les confettis d’Empire disparaissaient…». Le contact avec la Nouvelle-Calédonie s’est donc fait par l’intermédiaire de Jean-Jacques de Félice, quelques années plus tôt, lors d’une réunion du Mouvement d’action judiciaire, en présence également de Frank Natali. Jean-Jacques de Félice lance à la volée : « J’ai un dossier de pénal financier à Nouméa, je n’y connais rien, qui peut le traiter ? Je vous donne ma parole, tout le tout le monde a regardé Jean-Jacques avec un oeil écarquillé, en disant : mais qu’est ce que tu nous emmerdes là avec ton dossier, on est en train de refaire le monde, tu nous parles d’un dossier pénal financier ! Et la réunion se poursuit. Et Jean-Jacques à la fin de la réunion remet le sujet sur le tapis, en disant : j’y connais rien, et m’interpellant sur le sujet – c’est vrai que moi j’avais une formation, justement parce que mon père était agréé au Tribunal de commerce – etc., qui sortait un peu de la norme habituelle dans le milieu – Est-ce que tu veux pas t’en occuper ? » Prenant le dossier en ayant une idée un peu vague de la situation géographique exacte de la Nouvelle-Calédonie, Michel Tubiana se rend donc pour la première fois à Nouméa pour une affaire qui a priori n’est pas politique, en passant par Singapour pour ce qui est pour lui au départ une expérience plutôt touristique. « Puis j’ai découvert cet univers qui était à la fois fascinant, révulsant, stupéfiant enfin une kyrielle d’adjectifs, qui bouleversait y compris toutes mes catégories ». La découverte de la situation en Nouvelle-Calédonie le passionne et l’interpelle, il y noue des contacts personnels déterminants – dont la future mère de ses enfants, militante indépendantiste européenne et institutrice dans des villages kanaks. Il est confronté à une inversion des normes et des valeurs qui étaient les siennes, qu’il s’agisse de la franc-maçonnerie et des Eglises. Membre de la Franc-maçonnerie et anticlérical comme son père, il se sent proche de la position des Eglises en Nouvelle-Calédonie. En revanche, il est très éloigné des francs-maçons locaux qui désapprouvent la cause kanake. Cet investissement important de 1984 à 1989 de Michel Tubiana en Nouvelle-Calédonie correspond à un moindre investissement direct de Jean-Jacques de Félice sur ce terrain, bien qu’il ait toujours soutenu politiquement les Kanaks. Ces derniers lui ont d’ailleurs
manifesté leur affection lors de sa disparition12. Empreint d’une subjectivité que nous n’avons pas cherché à gommer, le témoignage de Michel Tubiana est une manière d’appréhender la dimension collective des luttes dans lesquelles fut engagé Jean-Jacques de Félice. Cette dimension collective se jouait à la fois dans des défenses communes, qu’elles soient partagées ou transmises, et dans la participation à des organisations telles que le Mouvement d’action judiciaire et la Ligue des droits de l’Homme. Plus ou moins connues, médiatisées à l’époque ou quelques peu oubliées aujourd’hui, de l’Affaire Croissant à la défense des militants kanaks en Nouvelle-Calédonie, ces causes transformèrent leurs avocats au moins autant qu’ils contribuèrent à les défendre, dans et hors des prétoires.
Notes
1. Ils étaient deux dans la même situation, le second étant M. Zerat, et tous deux furent traités ainsi.
2. Sur le réformisme républicain de la LDH : Laure Blévis, « De la cause du droit à la cause anticoloniale. Les interventions de la Ligue des droits de l’homme en faveur des « indigènes » algériens pendant l’entre-deux-guerres », Politix, 2003, vol. 16, n° 62, p. 39-64.
3. Cf. Liora Israël, « Un droit de gauche ? Rénovation des pratiques professionnelles et nouvelles formes de militantisme engagé dans les années 1970 », Sociétés contemporaines, 2009/1, n° 73, p. 47-71
4. Voir article dans le même numéro.
5. Sur la LDH à cette époque, voir livre d’Eric Agrikoliansky, La ligue française des droits de l’homme et du citoyen depuis 1945. Sociologie d’un engagement civique, Paris, L’Harmattan, 2002.
6. Sur ce point des paradoxes des militantes féministes de gauche qui se battent pour la criminalisation du viol alors même qu’elle contribue à durcir les peines de prison, prison qu’elles critiquent par ailleurs, voir Jean Bérard, La justice en procès, Les mouvements de contestation face au système pénal (1968-1983).
7. Pour une analyse plus détaillée, voir Liora Israël, « Défendre le défenseur de l’ennemi public. L’affaire Croissant », Le Mouvement social 3/2012, n° 240, p. 67-84.
8. En 1992 à l’occasion d’une procédure lancée contre Croissant en Allemagne suite à l’ouverture des archives de la Stasi.
9. Mouvement d’action judiciaire, L’affaire Croissant, Paris, Maspero, 1972.
10. Avec l’avocat Georges Pinet.
11. Voir l’article de V. Porhel.
12. Par exemple :< http://ustke.org/actualites/actualite-politique/Hommage—Jean-Jacques-de-Félice-at_121.html >
Crédit : DR
Audition de M.Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’Homme et Alain Weber, commission Libertés et Informatique de la LDH
21 mars 2005
Michel Tubiana
Il convient de rappeler, en préambule, que notre démarche s’inscrit dans le cadre du principe de proportionnalité des moyens employés et de non détournement par rapport aux objectifs affichés.
D’abord, l’objectif du ministère de l’Intérieur avec le projet INES est de créer un document infalsifiable. Or l’on connaît le caractère relativement illusoire, au plan technique, de cette recherche d’une infaillibilité absolue. Ensuite, la carte d’identité est une tradition française. Nous en acceptons le principe. D’autres traditions hexagonales bien plus détestables persistent, comme le carnet de voyage des gens du voyage. Néanmoins, une première interrogation se pose, concernant la fonction d’attestation de la nationalité de la carte d’identité. Ce document est le seul à attester de la nationalité. Le passeport, pour sa part, n’atteste pas de la nationalité, si bien qu’il est plus facile à obtenir que la carte d’identité. Ce point n’a d’ailleurs pas cessé de poser des difficultés. En 1986, le Ministère de l’Intérieur a émis une circulaire aux termes de laquelle toute personne née à l’étranger devait faire la preuve de sa nationalité. On ne comprend pas cette distinction entre la carte d’identité et le passeport : en quoi la carte d’identité devrait-elle prouver, plus que le passeport, la nationalité ?
Nous ne sommes pas choqués par le fait que l’on puisse vérifier par un moyen technique le fait que le titre présenté n’est pas un faux, c’est-à-dire, en l’espèce, l’authenticité de la carte d’identité. En
revanche, nous ne comprenons pas les motivations du ministère de l’Intérieur. Dans l’exposé des motifs d’INES, disponible sur Internet, aucun argument ne nous paraît convaincant. L’on argue du fait que le nombre de vols de titres vierges serait trop important, mais j’ignorais qu’il était si difficile de protéger les lieux de délivrance ou d’assurer la sécurisation des transports. En outre, l’invocation du règlement européen du 13 décembre 2004 constitue un détournement de ce texte, ce qui est plus grave. A cet égard, l’affirmation du ministère est purement et simplement inexacte.
Surtout, le projet prévoit une carte comportant à la fois des éléments d’identification de la personne et de preuve de l’authenticité du document, mais aussi la signature électronique et le portfolio personnel : ce mélange des genres nous paraît totalement rédhibitoire. Il nous semble hors de propos d’entrer dans une sorte de processus visant à créer des cartes comportant une multitude d’informations dans des « blocs » prétendument distincts, mais qui n’ont rien à voir avec l’identité.
De plus, cela conduirait à rendre obligatoire la carte d’identité et donc à accroître une fracture au sein de la société, surtout si ce document devient payant, comme l’envisage le ministère de
l’Intérieur. Enfin, une carte de ce type pourrait induire des possibilités infinies en termes de fichiers, pour la signature, pour la photo, pour les empreintes digitales, etc.
Alain Weber
La Ligne est très attentive à toutes les manifestations d’intrusion de l’informatique dans la vie des citoyens. Nous n’avons pas traité la question de la carte nationale d’identité de manière autonome. Nous avons commencé à travailler sur ce sujet via l’administration et le commerce électroniques.
Le projet du ministère de l’Intérieur nous interpelle parce qu’il nous semble extrêmement ambitieux, et qu’il manque totalement de transparence : il est en fait très ambigu. En effet, il tente de nous proposer une facilitation de la vie de l’usager, en général, mais il est étonnant que ce projet passe par la carte nationale d’identité. Le Ministère essaie également de mélanger ce projet avec
« l’administration électronique », sujet sur lequel un certain nombre de documents sont d’ores et déjà disponibles (cf. le plan ADELE 2004-2007). Or ces documents mettent plutôt en exergue la
possibilité de choix des personnes entre un identifiant unique et autant d’identifiants qu’elles le souhaiteront. Nous avons le sentiment que le ministère fait cavalier seul, de manière anticipative par rapport aux actions engagées par d’autres ministères comme s’il voulait tracer un sillon suffisamment profond pour que l’on ne puisse plus en sortir. Dans ces conditions, nous sommes très inquiets et nous estimons qu’aucun support textuel ne permet, aujourd’hui, de justifier la position du ministère de l’Intérieur.
De plus, l’on fait référence au règlement européen du 13 décembre 2004 qui concerne non pas la carte nationale d’identité, mais les passeports et les documents de voyage. L’article 1, alinéa 3,
prévoit : « Le présent règlement s’applique aux passeports et aux documents de voyage délivrés par les Etats membres ; Il ne s’applique pas aux cartes d’identité délivrées par les Etats membres à leurs ressortissants ou aux passeports et aux documents de voyage temporaires, ayant une validité inférieure ou égale à 12 mois ». Certes la présentation d’INES n’indique pas expressément que ce règlement s’appliquerait à la carte nationale d’identité, mais elle le laisse entendre en précisant que « le règlement européen du 13 décembre impose d’insérer dans une puce la photographie du titulaire d’ici à juin 2006 », ce qui est manifestement inexact. Nous considérons que le champ de ce règlement ne concerne pas la carte nationale d’identité. L’on doit nous indiquer précisément les enjeux afin qu’ils fassent l’objet d’un vrai débat. Il nous paraît déloyal de se référer à ce règlement en ce qui concerne la carte nationale d’identité ; et cela ne nous inspire pas confiance. L’on nous dit que le nouveau dispositif vise à empêcher la fraude, mais il apparaît en même temps qu’on ne dispose pas de sources sûres sur ce phénomène en France : comment prétendre résoudre un problème sans disposer d’éléments chiffrés et incontestés ? L’on nous affirme également que ce système permettra de lutter contre le terrorisme, mais nous lutterons d’autant plus efficacement contre ce fléau que nous respecterons les lois démocratiques et que les citoyens disposeront de protections proportionnées aux attaques que l’Etat peut conduire contre le terrorisme car à défaut, le terrorisme aura atteint son but de détruire nos Sociétés démocratiques. L’on argue également du fait qu’une carte nationale d’identité comportant des données biométriques faciliterait la vie des citoyens, ce qui ne nous paraît pas pertinent.
Michel Tubiana
Pour en revenir à la finalité d’une carte nationale d’identité, nous considérons que le relevé d’éléments d’identité doit répondre au seul besoin d’authentification, c’est-à-dire de vérification de
l’identité, et qu’il n’y a pas lieu d’envisager une base gigantesque, sorte de « rêve fou » d’informaticien, pour rechercher quelques dizaines de cas. Mais, même dans cette fonction d’authentification, et contrairement à la croyance actuelle, nous ne considérons pas que l’Etat est un tiers de confiance. A cet égard, il serait nécessaire d’avoir une autorité indépendante, comme la CNIL, par exemple, mais disposant véritablement des moyens lui permettant d’être ce tiers de confiance et de contrôler l’Etat. Aujourd’hui, celui-ci se contrôle lui-même, et le citoyen a peu de moyens de recours. Nous ne considérons pas que l’Etat est un tiers de confiance, parce qu’il est une partie intéressée. Le fait d’inciter ou d’obliger chaque individu à se faire identifier une fois pour toutes suppose, d’une part, un tiers de confiance et, d’autre part, un garant unique certifiant l’identité. Le tiers de confiance ne peut être l’Etat. Il est nécessaire de mettre en place des modes de contrôle plus puissants que ceux dont dispose la CNIL.
Nous ne sommes pas opposés à une identification, par le biais d’une photographie numérisée à seule fin de figurer sur une pièce d’identité mais sans stockage d’une quelconque donnée de la photo dans la puce. Nous ne sommes pas non plus opposés à l’existence d’une donnée – une « clef » – permettant de prouver l’authenticité de la pièce d’identité. La photo ne pouvant être falsifiée du fait de son process de fabrication et l’authenticité du titre étant démontrée par la « clef » ci-dessus, le but affiché par le ministère de l’Intérieur semble être atteint. Nous sommes défavorables à toute autre mention stockée dans une puce. Surtout, la photo doit être détruite après avoir été numérisée. En effet, si l’on introduit la photographie parmi les éléments biométriques, il sera alors possible de constituer un fichier des photographies, mais aussi de laisser une trace de son passage devant un lecteur. Si l’on admet ce type de processus, l’on s’oriente inévitablement vers une sorte de surveillance permanente. Dès lors, il est souhaitable de limiter le processus au strict nécessaire. Au début des années 80, l’opinion publique estimait que le fichage ne devait pas être généralisé. Aujourd’hui, elle demeure inquiète sur ce sujet, même si certains estiment que la solution serait que nous soyons tous fichés, ce qui supprimerait toute difficulté. Or cette solution supprimerait également toute vie privée et tout anonymat. L’opinion publique réagit lorsqu’elle est confrontée au problème. Aujourd’hui, du fait du 11 septembre, des attentats de Madrid et de l’exploitation de ces évènements par les politiques, nous sommes dans une phase de régression des consciences, mais nous pourrons assister, demain, à des jacqueries contre les ordinateurs. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de faire preuve de pédagogie. Nous ne sommes donc pas convaincus par l’argumentaire du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, nous craignons d’autres développements que ce qui est avancé.
Alain Weber
En ce qui concerne l’introduction des empreintes digitales numérisées dans la puce, nous considérons que, cette carte devant être un simple document d’authentification-vérification de l’identité, il n’y a pas d’intérêt à aller au-delà de la photographie numérisée dans la partie en clair comme évoqué ci-avant. Si la finalité de la détention d’une carte d’identité est de démontrer, lors d’un contrôle d’identité, que la personne que je suis est celle que je prétends être, il me suffit d’apporter la preuve que le support documentaire présenté est authentique. Si le contrôle est exercé
par un être humain, celui-ci vérifiera que la photographie figurant sur le document authentique est celle de l’individu qui se présente. Si le contrôle est effectué par un lecteur, qui ne se contente pas de s’assurer, grâce à la clef, que la carte est authentique mais qui lira les données biométriques elles-mêmes, photo ou empreintes digitales, alors l’information collectée devra être comparée avec une base pour s’assurer de sa pertinence. La carte nationale d’identité recèlera des données informatiques qui seront comparées à des éléments se trouvant dans une base. La création d’une base centrale et le contrôle via des machines nous inquiètent.
En Angleterre, par exemple, de tels contrôles se répandent par le biais de la vidéosurveillance, qui pourrait alimenter un fichier de population. Nous sommes opposés aux fichiers de population. Nous acceptons évidemment les fichiers strictement encadrés par la loi, relatifs à certains évènements, comme une condamnation. Il en va autrement du balayage d’une population entière, au prétexte
d’exercer une surveillance.
Nous avons tendance à penser que le contrôle humain ne disparaîtra pas. Par conséquent, la preuve de l’identité peut être facilement établie si l’on peut s’assurer de l’authenticité du document présenté. Nous ne voyons pas de quelle manière un contrôle anonyme pourrait être réalisé sans l’existence d’une base documentaire comportant les photographies (et/ou empreintes digitales) de toutes les personnes disposant d’une carte nationale d’identité. En ce qui concerne la justification de la base centrale comme garantie de la délivrance d’une seule carte – ou plutôt d’une identité unique – à chacun, nous savons bien que les usurpations d’identité ne se situent pas à ce niveau-là.
Si le ministère de l’Intérieur dispose de données chiffrées dans ce domaine, qu’il nous les communique et nous les examinerons avec la plus grande attention. Pour l’heure, il ne semble pas exister de motif valable. Si le ministère de l’Intérieur parvient à démontrer qu’il existerait un véritable problème d’usurpation d’identité avec une carte d’identité munie d’une puce comportant la photographie numérisée et un élément permettant de s’assurer de l’authenticité du document, nous examinerons ses arguments.
Michel Tubiana
S’il est vrai que la falsification de documents administratifs constitue un phénomène relativement courant, il est vrai aussi que les documents falsifiés ne résistent à aucun contrôle. Je suis convaincu que les terroristes disposent de visas et de papiers en bonne et due forme et que nous ne les arrêterons pas par ce biais. L’argument concernant la lutte contre le terrorisme n’est qu’un alibi. Par ailleurs, cette nouvelle carte aujourd’hui présentée comme infalsifiable ne manquera pas d’être falsifiée dans quelques années. L’esprit humain est très inventif. Aujourd’hui, la technique antérieure est dépassée au bout de 18 mois. Dès lors, lorsqu’un ministère prétend détenir la solution définitive à un problème, l’on peut légitimement douter de la pertinence de cette solution, ne serait ce qu’au plan technique. En outre, les équipements peuvent tomber en panne. Un carton plastifié est très difficile à contrefaire parce que les policiers ont l’habitude de les manier. En revanche, un
fichier informatique est très fragile. Si l’on se place dans une perspective historique, la volonté des Etats d’identifier les individus apparaît constante, mais peut-être plus ou moins forte en fonction des époques et des situations politiques. Mais en tout cas, je considère que le fait de pouvoir identifier chaque individu par des caractéristiques physiques permanentes constituerait un saut
qualitatif qui induit le fichage d’une population.
Alain Weber
Il s’agit bien , en effet, d’un saut qualitatif. Lorsque vous utilisez une carte bancaire, vous faites appel à votre mémoire. En revanche, l’utilisation d’une carte d’identité biométrique renvoie à votre être. En outre, la technique rend l’information biométrique accessible à l’Etat, mais aussi à des personnes que vous ne connaissez pas et qui pourront en faire un usage que vous ignorez.
En conclusion, la Ligue des droits de l’homme est opposée à toute base centrale comprenant l’ensemble de la population dûment identifiée comme à toute forme de fichage généralisé. Avec l’adresse, cela reviendrait à créer un fichier de domiciliation, ce qui est inenvisageable. Enfin, et dans tous les cas, les personnes ne souhaitant pas disposer de la carte nouvelle ne devront se voir
retirer aucun droit ; sinon, l’outil introduira, de fait, une discrimination.