Tribune de Pierre Tartakowsky, vice-président de la CNCDH et président d’honneur de la LDH, Renée Koering-Joulin, vice-présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), et Magali Lafourcade, secrétaire générale de la CNCDH
Face à l’échec des politiques publiques en direction de la jeunesse et des quartiers populaires, l’escalade répressive ne réglera rien, préviennent, dans une tribune publiée dans Le Monde, trois responsables de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, qui appellent à une convention citoyenne sur les conditions de vie et les attentes des citoyennes et citoyens.
Et les banlieues se sont embrasées. A nouveau, la rhétorique va-t-en-guerre s’est déployée. Un tir mortel a été réduit à un comportement strictement individuel, là où il faudrait analyser ses causes structurelles. La responsabilité politique serait de les traiter. Osons le parallèle avec les émeutes de 2005 qui ont suivi la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré.
Ces deux jeunes avaient d’abord été qualifiés de délinquants, et les émeutes présentées comme un mouvement « ethnico-religieux ». L’enquête a établi qu’ils étaient innocents ; effrayés, ils cherchaient à échapper à un énième contrôle d’identité. Les émeutes exprimaient une colère face à des pratiques politiques et sociales, aux antipodes des promesses républicaines d’égalité et de fraternité.
Revenons à Nahel, 17 ans, tué le 27 juin par un tir policier à bout portant. La version des policiers, axée sur la légitime défense, a été démentie par les images. Dès que la justice a réagi, deux syndicats de policiers ont fait planer une menace de sédition, allant jusqu’à se déclarer « en guerre ». L’exécutif n’y a rien trouvé à redire. Une cagnotte de soutien au policier, pourtant mis en examen pour homicide volontaire, a dépassé le million d’euros.
Comment sortir de cette situation, en évitant le double piège d’une escalade sécuritaire et d’une flambée de violences d’une telle gravité ? Rappelons d’abord que l’apprentissage de la République reste une expérience sensible. Parce que le policier est l’incarnation de l’Etat, les abus de la force policière et les humiliations, expérimentés par une partie de la jeunesse, détruisent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale.
Amalgame entre immigration, assistanat et insécurité
Ensuite, ces événements ne participent d’aucune fatalité. Le rapport 2022 de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) relatif à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie éclaire les mécaniques d’accumulation et d’explosion qui font notre actualité. Ce rapport analyse les conséquences des campagnes électorales de 2022, de la fabrique de discours xénophobes, et, singulièrement, de l’entrée à l’Assemblée nationale d’un groupe revendiquant la préférence nationale. Comment l’expliquer alors que les tendances de fond attestent d’une progression régulière de la tolérance vis-à-vis de la différence, de l’« autre » ?
Ce rejet de l’« autre » comme paradigme a eu ses stratèges, ses promoteurs et ses relais. Il s’est opéré au détriment de la qualité des débats, en recourant de plus en plus à des mésusages de la statistique, à la répétition de préjugés et de mensonges purs et simples. La CNCDH souligne ainsi qu’« on voit émerger un contre-modèle de la démocratie, faisant fi de l’éthique politique, du débat contradictoire et de la validation documentée de ses contenus ».
Résultat : une stigmatisation de populations ciblées au service de stratégies politiques et électorales, qui nuisent à la cohésion sociale en légitimant des comportements discriminatoires et racistes. Et surtout, un déni de leurs droits. Entre le fantasme du « grand remplacement » et les alarmes sur les « appels d’air », les préjugés ont eu un puissant écho dans la société. Le baromètre de la CNCDH enregistre une hausse de 7 à 8 points de l’amalgame entre immigration, assistanat et insécurité.
L’extrême droite parvient ainsi à opérer de véritables coups de force, comme à Callac (Côtes-d’Armor) ou à Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique) contre l’accueil de demandeurs d’asile, et à « faire politique » avec le racisme et l’antisémitisme. Pourtant, cette même année, l’élan populaire à l’égard des exilés ukrainiens témoigne de la capacité à la solidarité, dès lors que les conditions politiques en sont créées.
L’escalade répressive ne réglera rien
Après le coup de feu mortel à Nanterre (Hauts-de-Seine), l’accumulation se fait explosion, nourrissant un cycle de violences, de représentations biaisées, clivantes, au service d’un récit formaté pour créer « le mirage d’une histoire simple et limpide dans ses leçons, voire prédictive », selon les termes de la sémiologue Cécile Alduy.
Face à l’échec des politiques publiques en direction de la jeunesse et des quartiers populaires, l’escalade répressive dans laquelle le gouvernement semble placer ses espoirs ne réglera rien. Les sanctions ciblant des familles et des quartiers déjà largement démunis ne sauraient être la solution.
Comme en 2005, les acteurs de la société civile ont été en première ligne pour éviter le pire : militants associatifs, parents d’élèves, mères et éducateurs, médiateurs sociaux, élus locaux… Reconstruire sur des bases nouvelles, cela signifie faire vivre pleinement les parcours et les singularités, dont se nourrit notre aspiration collective à l’égalité et à la dignité. Loin des assignations et essentialisations, cela passe d’abord par une juste reconnaissance de la vitalité des quartiers populaires et de la richesse de leurs initiatives. Tout ce potentiel pourrait être mieux libéré grâce à un accès facilité à des prêts bancaires, à des locaux, à un retour en force des services publics.
C’est par le débat et par la confiance qu’il s’agit aujourd’hui de renforcer notre société démocratique. Au lieu de s’en prendre pêle-mêle à la justice, à l’Europe, aux acteurs de la société civile, il faut au contraire mettre les bons mots sur les maux, légitimer l’action citoyenne, l’engagement politique. Le débat pluraliste est le reflet d’une société dynamique, animée par ses contradictions. Sans lui, la démocratie risque de se rabougrir, ramenée à des pratiques institutionnelles vidées de sens et donc de force. Il est urgent de revendiquer, collectivement, un fonctionnement démocratique, irrigué par l’Etat de droit, robuste dans ses principes, et vivant dans ses usages.
C’est pourquoi nous appelons à l’adoption d’une stratégie politique élaborée autour du concept de démocratie militante. Et nous demandons aux pouvoirs publics l’instauration d’une convention citoyenne portant sur les conditions de vie et les attentes des citoyennes et citoyens. Celle tenue sur le climat pourrait en être la référence. Mais cette fois, si l’on veut conjurer le risque d’autres tirs mortels et d’autres incendies, il faudra tenir parole.