Tribune collective signée par Patrick Baudouin, président de la LDH
Nous appelons les parlementaires à abroger le délit de « groupement en vue de la préparation de violences », l’une des dispositions pénales floues qui, récemment encore, à l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites, se révèle être une importante entrave au droit de manifester pacifiquement. Cette réforme est urgente et nécessaire.
Cette infraction sert, depuis le mouvement des « gilets jaunes », de fondement pour placer en garde à vue des centaines de manifestantes et de manifestants, et contribue à la criminalisation des mouvements sociaux. Elle est utilisée pour empêcher les personnes de continuer de manifester du seul fait qu’elles auraient en leur possession certains objets considérés par les policiers comme pouvant jeter la suspicion sur celles-ci (exemple des lunettes de piscine) ou seulement parce qu’elles se trouvaient dans la manifestation au mauvais moment.
L’ironie veut que ce soit ce vendredi 17 novembre 2023, soit cinq ans après le coup d’envoi du mouvement des gilets jaunes, que nous ayons dû alerter à nouveau les parlementaires sur ce constat alarmant sur l’état de nos libertés publiques et que nous leur ayons rappelé l’urgence d’abroger cette disposition que la doctrine appelle un délit de « convenance policière ».
Depuis 2019, nos organisations ont à plusieurs reprises documenté le fait que les autorités utilisent cette infraction comme fondement pour arrêter et poursuivre des manifestantes et des manifestants sans disposer de suffisamment d’éléments pour permettre de raisonnablement penser que ces personnes sont impliquées dans la préparation de violences.
Ce « délit de groupement » qui sanctionne l’accomplissement d’actes préparatoires de manière vague et sans qu’il y ait un lien suffisamment étroit et direct avec la commission d’une infraction principale, a été créé en 2010, par la loi renforçant la lutte contre les violences de groupe et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, en ces termes :
« Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende » (article 222-14-2 du code pénal).
Des alertes récurrentes sur les risques de violations des droits humains
La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a dénoncé, le 26 février 2019, les nombreuses interpellations sur le fondement de l’article 222-14-2 du code pénal en raison de la détention d’objets jugés suspects par la police, parfois de manière contestable (un masque de plongée ou un gilet jaune par exemple), au point qu’elle s’est demandée « si l’objectif ainsi poursuivi n’est pas davantage d’empêcher la participation à une manifestation que de réprimer la commission d’une infraction » (§39).
En juillet 2020, le Défenseur des droits (DDD) a rendu un avis cadre faisant part de son inquiétude quant à « l’utilisation de plus en plus récurrente du droit pénal depuis plusieurs années, tant par l’instauration d’infractions, que par les consignes diffusées auprès des fonctionnaires aux fins d’exercer la mission de maintien de l’ordre » se référant notamment à l’infraction de groupement.
En février 2021, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’est inquiétée « du recours excessif à des procédures de police judiciaire détournées de leur finalité dans un objectif de maintien de l’ordre, en ce qui concerne (…) les gardes à vue pratiquées massivement en amont de certaines manifestations ».
Des craintes renouvelées à l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites
Plus récemment, la Défenseure des droits s’est notamment inquiétée des « conséquences d’interpellations qui seraient préventives de personnes aux abords des manifestations » car « cette pratique peut induire un risque de recourir à des mesures privatives de liberté de manière disproportionnée et de favoriser les tensions ».
Le 3 mai dernier, la Contrôleure générale des lieux de privation de libertés (CGLPL) a rendu publiques ses observations à l’issue des contrôles des conditions de privation de liberté des personnes interpellées dans le cadre ou en marge des manifestations en mars, dans plusieurs locaux de garde à vue dans la capitale.
Elle a noté que « la majorité des personnes entendues par les contrôleurs ont indiqué contester les infractions mentionnées sur leurs fiches d’interpellation – en particulier la “participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens », retenue contre nombre de personnes indiquant avoir simplement participé à la manifestation ou souhaité y participer et dont rien (…) ne permet d’établir que leur comportement aurait justifié une intervention des forces de l’ordre ». Elle a également relevé qu’alors que « 80% des procédures sont classées sans suite une fois opéré le contrôle de l’autorité judiciaire, la minorité de personnes déférées (…) quitte le tribunal libre », après avoir néanmoins passé « près de 24 heures en garde à vue ».
« Un recours massif à titre préventif à la privation de liberté à des fins de maintien de l’ordre public »
La CGLPL a conclu qu’elle ne pouvait, dans ces conditions, que « questionner la finalité réelle » de ces gardes à vue et dénoncé « un recours massif à titre préventif à la privation de liberté à des fins de maintien de l’ordre public ».
L’une des principales infractions qui permettent ces interpellations massives et ces placements injustifiés en garde à vue, mettant à mal la liberté de manifester, est celle de l’article 222-14-2 du code pénal, en fonction de l’appréciation subjective des éléments constitutifs de l’infraction par les services de police.
Tout acte préparatoire amené à être incriminé doit avoir un lien suffisamment étroit et direct avec la commission d’une infraction pénale principale, avec un risque réel et prévisible que l’acte soit effectivement commis.
Nos associations sont d’autant plus inquiètes, que le 15 novembre dernier, lors de la conclusion de la mission d’information sur l’activisme violent, un député recommandait le maintien de ce délit tout en suggérant l’augmentation de la peine encourue et ce, sans tenir compte ni de l’arbitraire dans les interpellations et les privations de liberté, ni de l’atteinte à la liberté de manifester.
En conséquence, Amnesty International France, la LDH (Ligue des droits de l’Homme), le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature demandent aux autorités d’abroger cette disposition du code pénal qui est utilisée pour limiter indûment les droits humains et entraver la liberté de manifester.
Signataires : Kim Reuflet – Présidente du Syndicat de la Magistrature ; Judith Krivine – Présidente du Syndicat des Avocats de France ; Patrick Baudouin – Président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Jean-Claude Samouiller – Président d’Amnesty International France
Pour aller plus loin – publications :
« Arrêté-es pour avoir manifesté: la loi comme arme de répression des manifestant-e-s pacifiques », Amnesty International, septembre 2020 – “Climat d’insécurité totale : arrestations arbitraires de manifestants pacifiques le 12 décembre 2020 à Paris”, Amnesty International, février 2021 ; « Interpellations préventives : une procédure bâillon contre le droit à l’expression », Ligue des droits de l’Homme, avril 2023 ; « Charges policières, nasses, interpellations massives : la violence se joint au déni démocratique », Syndicat des avocats de France, mars 2023 ; « L’autorité judiciaire n’est pas au service de la répression du mouvement social », Syndicat de la magistrature, mars 2023
Paris, le 24 novembre 2023