L’Irlande ajoute l’Egypte, le Maroc et l’Algérie en tant que pays d’origine sûrs

Lettre ouverte commune d’EuroMed Droits et de 24 organisations non gouvernementales de défense des droits de l’Homme dont la LDH adressée au gouvernement irlandais pour exprimer leur profonde inquiétude quant à la récente décision de l’Irlande de désigner l’Egypte, le Maroc et l’Algérie comme des pays d’origine sûrs.

A l’attention du Premier ministre Harris, du vice-premier ministre Martin, de la ministre McEntee, du ministre O’Gorman et du ministre Browne,

Nous, les organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme soussignées, vous écrivons avec la plus grande inquiétude concernant votre récente décision de désigner l’Egypte et le Maroc comme pays d’origine sûrs. Nous vous demandons instamment de reconsidérer la politique consistant à classer des pays tiers comme « pays d’origine sûrs », en notant que l’Algérie a été désignée de la même manière en janvier 2024 malgré la détérioration continue de la situation des droits de l’homme dans le pays.

Nous nous opposons à cette pratique qui réduit considérablement les chances des demandeurs d’asile d’obtenir une protection internationale en leur imposant une plus lourde charge de la preuve et en les soumettant à des procédures accélérées qui peuvent violer leurs droits tels que définis dans la Convention sur les réfugiés, y compris leur droit à une procédure d’asile équitable et efficace.

Dans le cas de l’Egypte, il n’y a eu aucune indication de progrès qui pourrait justifier votre récente décision. Comme nous l’avons demandé aux autorités italiennes, nous vous prions instamment de reconsidérer cette décision et de retirer l’Egypte de votre liste de pays sûrs.

Avec une estimation de plus de 60 000 détenus politiques en Egypte, le pays reste une « république de la peur » où toute personne risque de graves violations des droits humains, soit pour avoir exprimé des opinions dissidentes, soit pour avoir soutenu toute personne critiquant le président ou le régime, soit pour avoir été en relation avec une personne le faisant. Faisant écho à l’évaluation du Conseil irlandais pour les réfugiés dans sa soumission au ministère irlandais de la Justice avant votre décision, l’Egypte est loin de répondre aux exigences de l’article 72 de la loi sur la protection internationale de 2015. Nos organisations ont documenté et rapporté les tendances de graves violations des droits humains dans le pays, y compris la persécution pour des raisons politiques, la torture par les forces de sécurité de l’Etat, les conditions de détention inhumaines et la fermeture de l’espace civique. Les autorités ciblent, intimident et harcèlent systématiquement les défenseurs et défenseuses des droits humains, les avocat.e.s, les journalistes, les blogueurs, les universitaires, les artistes, les personnalités politiques, les étudiant.e.s, les autres militant.e.s et leurs proches, même à l’étranger, pour avoir exercé pacifiquement leurs droits. Ils font systématiquement l’objet de fausses accusations liées au terrorisme, ce qui entraîne de longues périodes de détention arbitraire et d’autres restrictions arbitraires de leurs libertés.

L’affaire politique la plus récente a été l’emprisonnement d’Ahmed Al Tantawi, le seul candidat crédible aux élections présidentielles de décembre 2023, qui a été contraint de se retirer, puis condamné à un an de prison pour contrefaçon et à une interdiction de se présenter aux élections pendant cinq ans. Vingt-deux de ses militants ont également été poursuivis et condamnés à un an de prison pour avoir imprimé et distribué des documents électoraux sans autorisation, et plus de 194 de ses partisans ont été placés en détention, certains faisant l’objet d’accusations infondées liées au terrorisme. Cette affaire démontre que toute activité politique perçue comme s’opposant au président fera l’objet d’une répression sévère.

En outre, en décembre 2023, le Comité des Nations unies contre la torture s’est dit préoccupé par l’absence d’un cadre législatif approprié interdisant la torture dans le système juridique égyptien et par les rapports indiquant que la torture est couramment utilisée pour obtenir des aveux et que les aveux obtenus sous la torture sont invoqués contre les accusé.e.s devant les tribunaux comme preuve de leur culpabilité. Le Comité a également fait part de ses préoccupations quant à l’utilisation apparemment généralisée de la détention au secret et à la tendance à la hausse des disparitions forcées, parmi de nombreuses autres préoccupations. Notamment, le Parlement européen a adopté sept résolutions portant sur des préoccupations similaires et plus largement sur la détérioration de la situation des droits de l’homme dans le pays depuis 2016 [2016, février 2018, décembre 2018, 2019, 2020, 2022 et 2023].

Dans le cas du Maroc, il n’y a eu aucun indicateur de progrès qui pourrait justifier votre récente décision. Comme dans le cas de l’Italie et de la Belgique, les organisations signataires de cette lettre vous demandent instamment de reconsidérer cette décision et de retirer le Maroc de votre liste de pays sûrs.

Bien que le Maroc ait progressé en matière de droits humains, il reste des préoccupations concernant la liberté d’expression, la liberté de la presse et les droits de réunion et d’association. Les journalistes, les activistes et les manifestant.e.s sont et peuvent encore être harcelé-e-s ou emprisonné-e-s. Dans son rapport 2024 sur l’état des libertés au Maroc, et plus particulièrement les libertés d’expression et de la presse, l’Instance nationale de soutien aux prisonniers d’opinion et aux victimes d’atteintes à la liberté d’expression recense 43 cas d’atteinte, dont 20 directement liés au mouvement national d’opposition à la normalisation avec Israël.

Malgré la réforme du code de la famille prévue pour 2024 et d’autres réformes juridiques telles que la loi 103-13 contre les violences basées sur le genre, et malgré le plaidoyer en cours, les défis juridiques et sociétaux auxquels sont confrontées les minorités restent importants au Maroc. Les femmes et les minorités, y compris les personnes LGBTQ+, sont et peuvent encore être confrontées à la discrimination et à la violence. Au Maroc, l’activité sexuelle entre personnes de même sexe est criminalisée par l’article 489 du Code pénal marocain. Cette loi stipule que « toute personne qui commet des actes obscènes ou contre nature avec un individu du même sexe » peut être punie d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende. Dans l’article 490 qui suit, le code pénal criminalise les relations sexuelles hors mariage, ce qui affecte de manière disproportionnée les femmes qui peuvent être arrêtées, poursuivies et punies pour avoir eu des relations sexuelles consensuelles en dehors du mariage.

Enfin, dans le cas des migrant.e.s et des réfugié.e.s présent.e.s sur le territoire marocain, le pays ne peut être considéré comme sûr puisqu’il ne garantit pas les droits fondamentaux de toutes les personnes présentes sur son sol. Les conditions de vie des migrant.e.s, souvent précaires et dangereuses, reflètent l’absence d’un environnement sûr et digne. Les camps de fortune, la violence et l’accès limité aux services essentiels tels que la santé et l’éducation mettent en évidence l’incapacité à protéger les plus vulnérables. La loi 02-03 sur la migration, bien qu’elle existe pour réglementer l’entrée et le séjour des étrangers, est critiquée pour son manque de garanties procédurales et de protection des droits des migrant.e.s, y compris les détentions sans procès et les expulsions sans recours juridique adéquat.

En Algérie, depuis le début du soulèvement au printemps 2019, les autorités répriment sévèrement le mouvement Hirak malgré son caractère pacifique. Cette répression a contraint de nombreux défenseurs-euses des droits humains à quitter le pays pour poursuivre leurs activités. Des milliers de manifestant.e.s, y compris des défenseurs-euses des droits humains, des militants, des avocats et des journalistes couvrant les manifestations, ont été arbitrairement détenus, arrêtés et parfois violemment maîtrisés, simplement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’association, de réunion et d’expression. Nombre d’entre eux ont été poursuivis sur la base d’accusations fallacieuses telles que « publication de documents susceptibles de nuire aux intérêts nationaux », « atteinte à l’intégrité du territoire national », « incitation à un attroupement non armé », « attroupement non armé » et même « terrorisme ». Le rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, Clément Voule, a fait part de plusieurs préoccupations à l’issue de sa visite officielle en Algérie en septembre 2023, soulignant l’ampleur de la répression et la nécessité d’une action concrète pour protéger les droits humains dans le pays.

Le pouvoir judiciaire utilise régulièrement des dispositions légales ambiguës pour soumettre les défenseurs.euses des droits humains à des procès inéquitables et les maintenir sous son contrôle. Les autorités s’appuient sur des accusations telles que « déstabilisation de la sécurité de l’Etat », « atteinte à l’unité nationale » et « trouble à l’ordre public », privant fréquemment les individus de leur liberté sans transparence ni procédure régulière. Les journalistes et les médias sont également visés, comme l’illustre la condamnation du journaliste Ihsane El Kadi à sept ans de prison en juin 2023. Selon un décompte effectué par des avocat.e.s et des militant.e.s des droits humains, plus de 200 personnes ont été détenues pour avoir exprimé une opinion dissidente.

Nous demandons instamment que ces éléments soient au cœur de votre évaluation et conduisent à un réexamen de votre décision, avec pour conséquence le retrait de l’Egypte, du Maroc et de l’Algérie de votre liste de « pays d’origine sûrs » et, à terme, l’abandon pur et simple de la liste des pays d’origine « sûrs ».

Nous vous prions d’agréer l’expression de nos salutations distinguées,

Signataires : Adala for the right to a fair trial (Morocco), Cairo Institute for Human Rights Studies, Center for Legal Aid – Voice in Bulgaria, Centre for Peace Studies, Collective of the Families of the disappeared in Algeria (CFDA), Committee for Justice, Democratic Organisation of Immigrant Workers, Egyptian Forum for Human Rights, Egyptian Front for Human Rights, EgyptWide for Human Rights, EuroMed Rights, Greek Council for Refugees (GCR), Hijra Legal Clinic, Human Rights Association (İnsan Hakları Derneği – İHD), LDH (Ligue des droits de l’Homme), HuMENA for Human Rights and Civic Engagement, International Federation for Human Rights (FIDH), Justitia Center for legal protection of human rights in Algeria, KISA Cyprus, Moroccan Association for Human Rights (AMDH), Refugees Platform in Egypt, Safeguard Committee of the disbanded Algerian League for the Defence of Human Rights, Sinai Foundation for Human Rights, Tamkeen for Legal Aid and Human Rights, The Collective of Sub-Saharan Communities in Morocco (CCSM)

Bruxelles, le 16 septembre 2024

Télécharger la lettre commune en anglais.

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