Tribune de Nathalie Tehio, présidente de la LDH
Nous avons vécu une séquence d’exercice solitaire du pouvoir faute de gouvernement, sous prétexte des Jeux olympiques, en dépit des urgences à apporter des réponses politiques dans de nombreux dossiers, dont la Nouvelle-Calédonie. Emmanuel Macron a ainsi étendu à son avantage les pouvoirs propres du président de la République sur plusieurs sujets : la nomination du commissaire européen (avec une fausse « urgence » également invoquée), ou la modification de la position de la France en matière de droit international sur le Sahara occidental, en contradiction avec les positions de l’ONU. L’équilibre institutionnel doit être interrogé puisque cette extension continue des pouvoirs du président n’a pas rencontré de contre-pouvoir.
La séparation des pouvoirs a été mise à mal en raison de la confusion entre le rôle de député (le législatif) et le rôle de ministre démissionnaire (l’exécutif). Confusion encore entre l’exécutif démissionnaire et le ministre de plein exercice, puisque du fait de l’urgence créée par le retard à nommer un Premier ministre, le gouvernement ne s’est pas contenté d’expédier les affaires courantes. Or, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (DDHC) de 1789 impose le respect de la séparation des pouvoirs.
Le choix de Michel Barnier comme Premier ministre, presque trois mois après les résultats d’élections anticipées, démontre s’il en était encore besoin que l’option d’un gouvernement dirigé par Lucie Castets a été écartée dès le début, en dépit de l’évidence du nombre de députés du Nouveau Front populaire. Paradoxalement, le parti de droite Les Républicains arrivé au pouvoir ne représente qu’environ 6% des électeurs au premier tour, et moins de 8% des députés alors même qu’il a profité du front républicain contre l’extrême droite, sans toujours respecter lui-même cette ligne.
L’absence de majorité absolue aurait pu amener au renforcement du rôle du Parlement. En définitive, le président de la République a réussi à maintenir sa place prééminente, jusqu’à devoir rechercher son accord pour la composition du gouvernement, alors qu’il n’a plus de majorité parlementaire se réclamant de lui. Et ce, alors même que son parti s’affaiblit encore du fait du choix d’un gouvernement de droite. Le président se pose en organisateur d’une coalition sans que le Parlement puisse jouer son rôle délibératif et alors qu’il est irresponsable politiquement devant lui. Il n’a pas de reddition de compte à opérer.
Il nous faut nous réapproprier la démocratie, réinterroger les rôles respectifs du président, du Premier ministre et du Parlement et le fonctionnement démocratique, la séparation des pouvoirs. La réflexion doit porter sur des institutions qui permettraient un contre-pouvoir, car, actuellement, elles dysfonctionnent, et aboutissent à un hyper présidentialisme. Les garanties contre l’abus de pouvoir sont faibles.
L’intervention de la société civile est nécessaire pour pousser à cette réflexion sur les enjeux démocratiques.
Notre boussole reste la défense de l’universalité des droits pour toutes et tous et, en conséquence, la lutte contre l’extrême droite. Or, le non-respect des choix de l’électorat peut avoir des conséquences sur l’abstention et donc sur les résultats électoraux futurs du RN. C’est pourquoi ce déni de démocratie est dangereux.
Si l’extrême droite n’est pas arrivée au pouvoir, elle reste la première force politique. Elle pèse sur le gouvernement et réduit sa marge de manœuvre.
Finalement, les choix clairs exprimés lors du scrutin ont été ignorés. La mobilisation au second tour s’est faite contre l’extrême droite au pouvoir, et le Rassemblement national (RN) a été battu dans près de 75% des circonscriptions. Mais le parti présidentiel a également été rejeté, celui-ci plafonnant au premier tour, lors du choix entre tous les partis, à 20% de l’électorat, tandis que la gauche était à 28%.
La conception néo-libérale au pouvoir, le maintien de la politique de « l’offre » ont pour conséquence dramatique la persistance de la casse des services publics. De ce fait, le discours d’extrême droite qui propose de supprimer l’accès aux services pour certains, avec l’identité comme critère de sélection, est séduisant pour ceux qui se sentent abandonnés par l’Etat. Le RN domine dans la « France périphérique » (terme emprunté à Christophe Guilluy) : 70% de ses suffrages proviennent de communes de moins de 10 000 habitants. Pourtant, le RN porte aussi le refus de la hausse d’impôts, donc de la protection des personnes par des services publics de qualité, et tient un discours hostile à « l’assistanat » des plus modestes.
Face à cette situation, nous n’avons pas d’autre choix que de contribuer à affaiblir l’emprise du RN. Cela implique de continuer à peser pour des alliances avec tous ceux qui sont pour l’universalité des droits, et pour faire reculer ainsi l’approche « identitaire ». C’est la défense des droits et des libertés, de l’Etat de droit qui doit rester une priorité pour combattre l’approche xénophobe, qui crée un lien fantasmé entre immigration et délinquance.
Il nous faut également retravailler le maillage territorial, en partenariat avec d’autres associations et syndicats, pour redonner confiance en la possibilité d’un programme de redistribution des richesses. Nous devons recréer des lieux d’échanges et de rencontres.
Le but est de contrer le narratif d’extrême droite mais aussi celui néo-libéral, car il nourrit le premier. Pour cela, l’universalité des droits doit être au cœur de toute proposition et il faut démontrer qu’il est non seulement souhaitable qu’elle soit appliquée mais que c’est possible. Les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité restent partagées : construire ensemble plutôt que les uns contre les autres fait société et reste mobilisateur.
Enfin, nous devons aussi peser sur les partis pour voter des lois porteuses d’égalité, de sécurité pour tous, au sens de la protection sociale, et combattre le racisme, ce poison qui gangrène la société.
Les premiers pas du nouveau gouvernement vont dans le sens inverse de celui que je viens d’esquisser, préférant encore une fois reprendre les mots et les politiques de l’extrême droite pour tenter d’assécher ses voix en répondant aux demandes de son électorat. Cette politique, que mène la droite depuis la présidence Sarkozy, ne conduit qu’à légitimer ce discours et à favoriser la fusion des électorats, permettant la progression du RN plus qu’elle ne le freine.
Dans ce cadre, il est certain que les premières déclarations du ministre de l’Intérieur inquiètent en ce qu’elles désignent encore et toujours l’étranger comme bouc émissaire. La suppression de l’aide médicale d’Etat (AME) n’est pas seulement une régression du droit à la santé, elle est une aberration en termes de santé publique puisque les personnes porteuses de maladies transmissibles ne seront plus soignées. Elle traduit un prisme xénophobe que nous dénonçons. De même, les propos de Michel Barnier sur le rétablissement du délit de séjour irrégulier ou la remise en cause de la circulaire Valls, qui permet la régularisation par le travail, joints à l’annonce d’une nouvelle loi immigration, sont inquiétants car de telles mesures renforceraient la précarisation des étrangers. Sont-elles possibles ? La suppression du délit, à l’époque passible d’emprisonnement, pour simple séjour sur le territoire sans y être autorisé, avait été dictée par la Cour de justice de l’Union européenne, en application de la directive retour. Quant à la régularisation par le travail, elle touche des personnes déjà insérées, qui peuvent même avoir une famille et bénéficier de la protection de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur le droit à la vie privée et familiale.
Le fait pour le ministre de l’Intérieur de marteler qu’il veut de l’ordre et encore de l’ordre est à rebours du principe démocratique du droit à la sûreté (article 2 DDHC 1789), c’est-à-dire la protection de chacun contre l’arbitraire de l’Etat. La démocratie implique la liberté qui consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (article 4) et l’Etat doit intervenir pour la protéger et ne pas empiéter au-delà de ce qui est nécessaire pour éviter que la liberté de l’un nuise à celle des autres. C’est le principe démocratique de garantie des droits qui rend les individus des citoyens et les rend garants de la sécurité générale. Lorsque ces liens se délitent, les forces de « l’ordre » ne peuvent pas le rétablir ou l’assurer.
Nathalie Tehio, présidente de la LDH