Lors du dévoilement d’une plaque à la mémoire de Ludovic Trarieux devant l’immeuble qu’il a habité rue de Logelbach dans le 17ème arrondissement de Paris de 1881 à 1904, Dominique Guibert, secrétaire général adjoint de la LDH, est intervenu pour honorer la mémoire du premier président de la LDH (1898-1903).Nous sommes en 1898, plus précisément en février, et c’est l’année clé de l’affaire Dreyfus, celle du procès en diffamation intenté à Emile Zola après sa lettre ouverte à Félix Faure, président de la République. Cette lettre est devenue, grâce à l’intelligence médiatique de Vaughan, directeur de L’Aurore, le fameux « J’accuse », un texte mondialement célèbre. Dans le déroulé du procès, le président de la cour a interdit à l’accusé, à ses avocats et à ses témoins de faire référence aux conditions dans lesquelles Dreyfus a été condamné, cinq ans plus tôt.
Parmi ces témoins, Ludovic Trarieux. Dans le monde judiciaire et politique, c’est un homme important, avocat au barreau de la Gironde, plus jeune bâtonnier de France de l’époque, député, puis sénateur, enfin garde des Sceaux. C’est comme le dit Madeleine Rebérioux « un républicain fermement modéré, c’est-à-dire socialement très conservateur ». Pour Trarieux, il n’y a pas de raison d’Etat qui tienne si c’est au prix d’une forfaiture judiciaire, d’une négation des droits individuels. Je le cite : « Ce n’était pas seulement la cause isolée d’un homme qui était à défendre, c’était derrière cette cause le droit, la justice, l’humanité. » Cet engagement individuel, que rien dans sa formation, son milieu, son métier, ses options ne présageait, est un acte fondateur de la LDH. De cet impératif catégorique, Ludovic Trarieux, qui connaît parfaitement les arcanes du pouvoir et de la justice, conçoit le projet, je le cite encore, « d’un groupe ou une association ou une ligue ».
Le 20 février 1898, c’est dans cet immeuble devant lequel nous sommes que se déroule la première réunion de la Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, dont l’appellation courante devient très rapidement Ligue des droits de l’Homme. Un titre qui renvoie clairement à la Déclaration des droits de 1789 qui a placé la garantie des droits de la personne dans les mains de la nation citoyenne.
Et pourtant, cet homme qui fut le premier président de la Ligue, un des deux ou trois politiques purs de la nouvelle formation, a mauvaise presse dans les milieux anarchistes, syndicalistes et socialistes. Il a été le rapporteur devant le Sénat des lois dites scélérates en 1893-1894, notamment celle qui limitait la liberté de la presse ; il a traduit devant les tribunaux en 1895, en tant que ministre de la Justice, les verriers de Carmaux et Jaurès, qu’il appelait « leur mauvais berger ». Mais ce même homme, assurément modéré, plutôt proche des milieux opportunistes, se trouve à la croisée des chemins de la république radicale. Il ne l’est absolument pas lui-même. Ce républicain qu’indigne la condamnation de Dreyfus et l’antisémitisme qui la sous-tend, s’il imprime une orientation temporisatrice, trouve des mots justes, quasi universels, pour dépasser le seul cadre de référence de l’Affaire. Le 6 juin, il définit ainsi la mission de la Ligue qu’il vient de créer : « défendre, contre les menaces sourdes de la contre-révolution, les principes fondamentaux de la déclaration des droits de l’Homme sur lesquels reposent depuis cent ans l’égalité de la patrie ». Trarieux, en visionnaire a su passer du particulier au général. Et sur cette base, se sont créées des convergences avec ces « autres » comme Jaurès ou de futurs dirigeants de la Ligue, Célestin Bouglé ou Victor Basch. Et l’on peu imaginer que les contacts ont pu être rudes entre ces jeunes adhérents qui adhèrent fortement au modèle jaurésien et ces hommes politiques dont toute la carrière s’est faite contre ce modèle. Comme le dit Francis de Pressensé, deuxième président de la Ligue en 1903, peu avant la mort de Trarieux en 1904 : « Il y a eu en quelque sorte deux origines, deux terrains de recrutement pour notre association ». Cette ambivalence est donc entièrement d’époque.
Telle est la place historique de Trarieux : avoir pensé et assumé dès sa naissance. La fonction de la Ligue des droits de l’Homme, ce creuset où des énergies, d’origines fort diverses, purent sinon fusionner, du moins agir en commun, si fortes étaient en France la référence à l’universalisme de la Révolution française et l’aspiration à maintenir et à renouveler les pratiques citoyennes.
Cette année, la Ligue des droits de l’Homme, lors de son congrès au Creusot, fêtera son 111ème anniversaire. Retenez cette date ! Pour retrouver cette unité numérique, il faudra attendre le même nombre d’années… Et s’il s’agit de formes, de mots et de combats d’aujourd’hui, elle se situe dans ce double héritage du droit et de la justice. Avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme, nous disons que chacune et chacun d’entre nous, ici et ailleurs, a en propre une parcelle d’humanité que rien ne peut lui enlever. Et aujourd’hui comme à nos débuts, en 1898, nous affirmons que la raison d’Etat n’a pas de légitimité supérieure à l’Etat de droit.
C’est une référence essentielle qui n’a pas pris une ride. C’est l’honneur de Trarieux d’en avoir été l’un des artisans. Lors de sa mort en 1904, ceux-là mêmes qui avaient théorisé, tel le nouveau président Francis de Pressensé, la présence dès le début dans la Ligue de deux modes d’approche du civisme et des droits, l’individuel et le social, le général et le particulier, ont rendu hommage à l’intelligence politique d’un homme qui, échappant aux us, coutumes et croyances de son milieu, assumant les attaques personnelles dont il fut alors l’objet, fut un des premiers praticiens de l’Etat de droit. Devant le congrès de Rennes, en 1909, Pressensé déclarait que la Ligue a été le rassemblement, d’une part, de gens avant tout scandalisés par une injustice individuelle et désireux de la voir réparée et d’autre part, de gens qui voyaient dans cette injustice un symptôme des iniquités plus larges de la société française et souhaitaient « se jeter dans cette lutte pour des fins générales, remuer la démocratie française dans ses profondeurs ».
La LDH d’aujourd’hui assume complètement ce combat en alliant la défense des droits économiques sociaux et culturels à celle des droits civiques et politiques. Mais nous affirmons que l’universalité et l’indivisibilité des droits humains auxquelles nous nous référons sont les héritières de ce combat fondateur. Qu’il me soit donc permis de vous suggérer de profiter de cette cérémonie et de notre 111ème anniversaire pour fusionner la mémoire, l’histoire et l’action, pour honorer le combat d’hier et pour participer à ceux d’aujourd’hui.