Avis de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme
Les autorités françaises et leurs partenaires européens ont lancé un important « Débat sur l’avenir de l’Europe », ouvert à tous les citoyens. La CNCDH, en tant que telle, se doit d’apporter sa contribution à cette réflexion collective à laquelle participent déjà, à titre individuel ou au nom de leur institution, nombre de ses membres.
Dans le cadre de ses compétences, la CNCDH a rendu plusieurs avis sur les questions faisant l’objet de la consultation, qu’il s’agisse de ses prises de position les plus récentes sur la Convention européenne des droits de l’homme (avis du 29 juin 2000), sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (lettre du 22 mai 2000, note du 17 août 2000, avis du 21 septembre 2000), sur la constitution d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » (avis du 28 septembre 1999) ou sur les politiques européennes d’asile (avis du 17 juin 1999, des 6 juillet et 23 novembre 2001 ). Les principes dégagés par ce travail collectif de longue haleine servent de ligne directrice à la CNCDH pour la réflexion en cours.
Mais le « Débat sur l’avenir de l’Europe » aborde des sujets qui vont au-delà des compétences de la CNCDH et impliquent des choix politiques sur lesquels celle-ci n’a pas vocation à se prononcer en tant que telle. Pour autant, face aux nouveaux et graves défis qu’affronte l’Europe, la CNCDH ne peut se borner à une réponse étroitement technique qui ne serait pas à la hauteur des enjeux.
En effet, des choix et des progrès sur le chemin de la démocratie et des droits fondamentaux s’imposent d’urgence sans attendre l’échéance de 2004.
La CNCDH considère que la construction européenne doit être indissociable du progrès des droits de l’homme, sur le plan national, en Europe et dans le monde. Quelle que soit la forme politique prise par l’Europe de demain, il ne peut s’agir que d’une Europe fondée sur les droits de l’homme, au service du progrès social, de la justice et de la paix, conformément aux principes de la Charte des Nations unies et aux valeurs de la Déclaration universelle de 1948, qui consacrent la garantie des droits de l’homme pour tous, sans discrimination. Elle implique le développement d’un véritable « modèle social » européen, contribuant à la lutte contre toutes les formes d’exclusion comme au renforcement de la solidarité avec le reste du monde.
L’élargissement de l’Union européenne à de nouveaux États membres, notamment d’Europe centrale et orientale, est une chance historique pour les peuples européens de consolider cette communauté de valeurs à l’échelle du continent. Pour ce faire, les mesures nécessaires devront être prises tant pour rendre les institutions européennes à la fois plus efficaces, plus transparentes et plus démocratiques que pour renforcer les politiques communautaires au regard des droits de l’homme.
I – Les objectifs de la construction européenne
1- Ayant suivi avec attention et intérêt la genèse de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la CNCDH considère que malgré certaines insuffisances relevées dans son avis du 21 septembre 2000, notamment certaines lacunes sur le terrain des droits économiques et sociaux, ce document proclamé à Nice en décembre 2000 constitue désormais le point de départ d’une nouvelle étape de la vie de l’Union. Il importe à ce stade :
a) de renforcer et de compléter les droits garantis, en veillant à notamment à ce que les principes et les « objectifs sociaux » définis par la Charte soient mis en œuvre dans toutes les politiques communes de l’Union européenne ;
b) de donner pleine force juridique à la Charte des droits fondamentaux et d’en faire la « clef de voûte » de l’Union européenne ;
c) de prévoir la mise en place par le Conseil européen de Laeken d’une procédure de suivi dynamique pour permettre l’évolution future de la Charte et son amélioration.
2- La consécration des droits fondamentaux au sein d’une Union européenne aux compétences élargies ne doit pas se faire au détriment des acquis essentiels de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte sociale européenne. Le souci d’harmonisation entre ces différents systèmes juridiques doit être une des priorités des réformes qui s’imposent :
a) il est plus nécessaire que jamais de donner à la Cour européenne des droits de l’homme les moyens juridiques et matériels de fonctionner effectivement à l’échelle d’une « grande Europe » de 43 États membres ;
b) il convient que soit assurée l’harmonie de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés avec celle la Cour européenne des droits de l’homme, selon les modalités préconisées par l’avis du 29 juin 2000 ;
c) il faudra également renforcer l’effectivité de la Charte sociale européenne révisée et de ses protocoles, en encourageant sa ratification par tous les Etats membres et en prévoyant, à terme, l’attribution d’un rôle spécifique de l’Union européenne dans les mécanismes de mise en œuvre de la Charte.
3- Les politiques sociales de l’Union européenne doivent être renforcées pour donner toute sa substance au « modèle social européen » dans le respect du principe de non-régression des droits économiques et sociaux.
a) Cela implique la mise en œuvre d’un principe de solidarité pour lutter contre la pauvreté et l’extrême pauvreté, comme pour refuser le « dumping social » en Europe et dans le monde. Les politiques de lutte contre l’exclusion doivent viser à permettre à chacun de jouir effectivement de tous les droits de l’homme, droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux.
b) Cela implique le maintien de priorités sociales, échappant au système marchand, dans tous les domaines relevant des besoins fondamentaux et notamment dans le domaine de la protection sociale, pour garantir l’accès de tous à un système de santé de qualité et mettre en œuvre l’intégration effective des personnes handicapées.
c) A cet égard, alors que des pouvoirs régaliens de plus en plus importants seront exercés dans le cadre communautaire, la notion essentielle de « service public » doit être sauvegardée dans sa substance même, notamment à l’égard de l’égalité des citoyens devant le service public.
d) Cela implique le développement d’un système de relations professionnelles qui soutiennent et renforcent le dialogue social.
e) Cela implique enfin de privilégier l’objectif de l’intégration sociale, fondé sur l’égalité des droits et l’égalité des chances. Le principe de non-discrimination doit rester à la base des politiques européennes, conformément à la jurisprudence communautaire.
4- Il est indispensable à l’avenir de l’Europe qu’une véritable « éducation aux droits de l’homme » soit mise en œuvre à l’échelle européenne. Cette éducation doit être prônée dans le cadre d’un pluralisme linguistique, notamment pour les projets financés par les institutions européennes.
5- Dans toutes ses politiques, l’Union européenne doit s’inspirer d’une volonté de paix, de solidarité avec le reste du monde, de protection et de promotion des droits de l’homme. Une priorité doit être donnée à la coopération internationale et à l’aide publique au développement selon des méthodes transparentes et démocratiques.
a) Il est urgent de mettre en pratique, à tous les niveaux, l’engagement de consacrer au moins 0,70% du PNB à l’aide au développement, et de négocier l’annulation de la dette des pays en voie de développement au bénéfice de programmes sociaux.
b) Il convient de veiller au respect des « clauses droits de l’homme » inscrites dans les accords bilatéraux ou multilatéraux conclus avec des États tiers, ce qui implique notamment le soutien des sociétés civiles et leur association à la fixation des objectifs et à l’évaluation des résultats.
c) Dans le même esprit, il convient de veiller à garantir le respect effectif des droits fondamentaux des travailleurs, conformément notamment à la Déclaration des droits fondamentaux des travailleurs adoptée par l’OIT en 1998.
6- La CNCDH rappelle que la création d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » a pour but de construire un espace commun fondé sur le respect des droits fondamentaux.
a) Elle considère que l’harmonisation des règles de fond est une priorité en matière de coopération juridique à travers, d’une part la définition de crimes et de délits de nature communautaire et la définition communautaire d’infractions particulièrement graves, et d’autre part la définition de principes communs aux systèmes nationaux.
b) Elle rappelle qu’en matière de procédure, les progrès nécessaires de la coopération policière doivent aller de pair avec les avancées de la coopération judiciaire.
II – Les éléments d’une démocratie européenne
7- La CNCDH n’a pas à se prononcer sur les « structures politiques » de l’Union européenne, mais elle doit rappeler le lien étroit entre démocratie et droits de l’homme. Alors que la construction européenne est trop souvent ressentie comme technocratique et éloignée des citoyens, il faut souligner la nécessité absolue de rapprocher les citoyens des processus de décision. La construction européenne doit aujourd’hui se fonder sur une véritable démocratie participative :
a) La CNCDH recommande de donner le droit de vote aux élections européennes aux ressortissants étrangers établis durablement sur le territoire de l’Union européenne.
b) Elle préconise de renforcer le rôle du Parlement européen et de réformer le mode de scrutin afin de faire disparaître les inégalités entre Etats et de rapprocher les députés européens de leurs électeurs.
c) Elle insiste sur le besoin de transparence et sur l’indispensable amélioration de l’information, de la consultation et de la participation des citoyens de l’Union européenne.
8- Elle recommande le développement à l’échelle européenne d’une instance consultative de protection et de promotion des droits de l’homme, fédérant les institutions nationales déjà existantes, comme la CNCDH, ainsi que la coopération entre instances spécialisées, comme c’est déjà le cas en matière de lutte contre le racisme et la xénophobie.
9- Elle préconise une réflexion approfondie sur le rôle et la place de la société civile et de ses différentes composantes, et notamment sur les relations entre les institutions européennes et les organisations non gouvernementales de promotion et de défense des droits de l’homme, dans le respect de l’indépendance et de pluralisme de ces groupements.
Avis adopté par la CNCDH le 23 novembre 2001