Arrêt du Conseil d’Etat du 11 avril 2014, Ligue des droits de l’Homme, requête n° 360759 Le Conseil d’Etat avait été saisi par la Ligue des droits de l’Homme d’une requête en annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2012-652 du 4 mai 2012, relatif au traitement d’antécédents judiciaires (Taj) destiné à se substituer aux fichiers Système de traitement des infractions constatées (Stic) et Système judiciaire de documentation et d’exploitation (Judex). Les moyens d’illégalité externe (vice de forme) et d’illégalité interne (violation de la loi) invoqués par la requérante sont rejetés par la haute juridiction. Seuls certains de ces moyens seront exposés dans la présente note. S’agissant de l’illégalité interne du décret, un premier moyen était tiré de l’atteinte à la présomption d’innocence, principe constitutionnel et conventionnel, en ce que le Taj rassemble des données personnelles qui, pour certaines, concernent des personnes qui n’ont pas été définitivement condamnées ou qui bénéficient d’une décision de relaxe ou d’acquittement. Le Conseil d’Etat considère qu’il n’y pas atteinte à ce principe dans la mesure, notamment, où ces personnes « ne peuvent être maintenues dans le fichier par décision du procureur de la République que pour des raisons liées à la finalité du Taj et pour des nécessités d’ordre public, mention de la relaxe ou de l’acquittement étant faite dans le fichier ». Or, le maintien des données dans le fichier est dépendant de la seule volonté du procureur de la République qui, selon une jurisprudence établie de la Cour européenne des droits de l’Homme, n’est pas une « autorité judiciaire » en raison de son absence d’indépendance à l’égard de l’exécutif et en tant qu’il est partie poursuivante. Quant à la notion d’ordre public, elle est singulièrement large et fluctuante. De plus, le fait de figurer dans le fichier, malgré la mention de la relaxe ou de l’acquittement, risque de peser sur le sort de la personne qui sera ultérieurement impliquée dans une autre procédure pénale. Enfin, le fichier pourra être consulté à des fins administratives (voir infra). Ces critiques s’appliquent tout autant à l’égard des motifs de l’arrêt relatifs au maintien dans le fichier des données personnelles des personnes simplement mises en cause et qui bénéficient, par la suite, d’une décision de non-lieu ou de classement sans suite. Sur le moyen tiré de la violation du droit au respect de la vie privée, la requérante faisait valoir la durée excessive de la conservation des données (cinq ans, vingt ans ou quarante ans suivant les cas pour les personnes mises en cause, et quinze ans pour les victimes). Le Conseil d’Etat affirme, plus qu’il ne démontre, que ces durées n’excèdent pas « ce qui est nécessaire pour répondre efficacement aux finalités du traitement ». Il ajoute cependant la précision suivante « sous réserve de la nécessaire exactitude des données traitées et de leur mise à jour régulière ». Or, là est toute la difficulté. On connaît, en effet, les lacunes des deux fichiers antérieurs au Taj et qu’il est censé remplacer. S’agissant des personnes habilitées à consulter le fichier, la requérante invoquait, notamment, que la liste des agents de police judiciaire destinataires des données était singulièrement large, et que la consultation desdites données à des fins administratives excédait ce que le législateur avait entendu réserver en la matière. Le Conseil d’Etat considère d’une part que le champ des personnes habilitées à consulter le fichier ne porte pas « en lui-même » une atteinte « excessive » au droit au respect de la vie privée, et d’autre part (avec des conséquences graves pour les droits et libertés fondamentaux) qu’ « aucune norme constitutionnelle ne s’oppose, par principe, à l’utilisation à des fins administratives de données nominativement recueillies dans le cadre d’activités de police judiciaire ». Enfin, en ce qui concerne le droit d’opposition et de rectification, le Conseil d’Etat, tout en rejetant le moyen tiré de l’absence de recours effectif, apporte une précision. En effet, il indique que les décisions en matière d’effacement ou de rectification, prises par le procureur de la République ou par le magistrat compétent, qui ont pour objet la tenue à jour de ce fichier sont détachables de la procédure judiciaire. Elles ne constituent pas des mesures d’administration judiciaire (insusceptibles de recours) mais des « actes de gestion administrative du fichier » pouvant, par la suite, faire l’objet d’un recours en annulation pour excès de pouvoir devant le juge administratif.
La décision du Conseil d’Etat est décevante (et guère compatible avec la pratique du « dialogue des juges » par lequel le juge administratif s’efforce de ne pas se mettre en contradiction avec la jurisprudence des autres juridictions françaises et européennes) s’agissant de la protection des droits fondamentaux, surtout après l’espoir apporté par l’arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’Homme du 18 avril 2013, M. K. c. France (requête n° 19522/09), qui avait condamné la France à propos du fichier automatisé des empreintes digitales (Faed). La Cour relevait, en effet, que le décret de 1987, instituant ce fichier, visait des personnes mises en cause dans une procédure pénale et n’opérait aucune distinction fondée sur l’existence ou non d’une condamnation pénale par un tribunal voire d’une poursuite par le ministère public (d’où le risque de stigmatisation de personnes « qui, à l’instar du requérant, n’ont été reconnues coupables d’aucune infraction et sont en droit de bénéficier de la présomption d’innocence, alors que leur traitement est le même que celui de personnes condamnées »). Les dispositions du décret n’offraient pas davantage une protection suffisante aux intéressés, la possibilité d’effacement constituant, selon la Cour, une garantie « théorique et illusoire » et « non concrète et effective ». Quant à la durée d’archivage de vingt-cinq ans, elle avait été considérée « en pratique, assimilable à une conservation indéfinie ». La Cour en avait donc conclu que l’Etat français avait « outrepassé sa marge d’appréciation en la matière ». Déjà, la Cour européenne des droits de l’Homme avait eu à se prononcer, en matière de fichier, dans l’arrêt définitif du 4 décembre 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni (requête n° 30562/04 et 30566/04) qui avait condamné ce pays pour violation de l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée), en raison du caractère général et indifférencié du pouvoir de conservation des empreintes digitales, échantillons biologiques et profils ADN des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions mais non condamnées.
Il est une fois de plus démontré que si, en substance, ce sont les mêmes droits et libertés que garantissent la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et les instruments juridiques internes, l’interprétation donnée au contenu de ces droits et libertés diffère selon les juridictions, la Cour européenne des droits de l’Homme ayant, en général, une jurisprudence plus libérale que les juridictions constitutionnelles, administratives et judiciaires internes.