La récente « affaire Dieudonné » débute par la diffusion, le 19 décembre 2013, sur France 2, de l’émission « Complément d’enquête ». Durant ce reportage, les spectateurs prennent connaissance des propos antisémites tenus par Dieudonné à l’encontre du journaliste de France Inter, Patrick Cohen, durant son spectacle « Le mur ». Radio France décide de saisir la justice.En réponse aux provocations de « l’humoriste », le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, se saisit du dossier. Le bras de fer entre le mystificateur Dieudonné et le ministre de l’Intérieur mène à des débats contradictoires sur la façon de combattre le plus efficacement les « idées » que le propagandiste diffuse. Le 6 janvier 2014, la LDH rappelle les positions qui sont les siennes1 et rompt ainsi une certaine forme d’unanimisme.
Manuel Valls parvient à interdire plusieurs représentations du spectacle incriminé. Dieudonné est contraint à un recul tactique : « Le mur » devient « Asu Zoa ». Depuis, la tournée semble battre son plein.
L’audience grandissante de Dieudonné ne fait qu’éclairer crûment les effets pervers que pointe la LDH, et renforce la « contre-culture » que l’artiste cherche à constituer autour d’une grammaire commune (quenelles, Shoah nanas, soleil), affaiblissant ainsi ses contradicteurs. Une victoire à la Pyrrhus ?
Dieudonné se déclare « victime » et « résistant » au système. Pour lui, le système, c’est le sionisme. Ses déclarations à l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol, en mars 2011, atteste, bien qu’il s’en défende, qu’il s’inscrit dans un combat de concurrence des mémoires et un relativisme historique propice à la réhabilitation d’idéologies génocidaires : « On a eu pendant la guerre l’occupation allemande ; aujourd’hui, c’est l’occupation sioniste. Non seulement la guerre n’est pas terminée, mais elle se durcit car l’occupant est pire que les précédents. »
Son « antisionisme » s’est construit autour de trois obsessions : traite négrière (devenue sous l’influence d’un Louis Farakhan « juif négrier » à l’encontre de toute réalité historique), complot, antisémitisme.
Dieudonné est à la croisée des antisémitismes, autour de lui gravitait sept familles dans le cadre de la « liste antisioniste » – alliance de circonstance – aux élections européennes de 2009 en Ile-de-France : l’extrême droite plurielle dont des nationaux-catholiques, des néo-pétainistes ou des lepénistes (proches de Jean-Marie Le Pen) ; les ultra religieux juifs de Neturai Karta ; les suprémacistes noirs de Kémi Séba ; des négationnistes ; des fondamentalistes musulmans et des sectaires. Une configuration de « nouvelles convergences » telle que certains courants nationalistes-révolutionnaires la théorisait bien avant Alain Soral.
Révélé publiquement lors de son entretien à Lyon capitale en 2002, cet antisémitisme – que la plus grande partie de son public se refuse à voir – est amplement confirmée par les propos tenus au périodique racialiste Réfléchir & Agir, à l’automne 2009 : « Je combats, comme vous, le projet politique mondial du judaïsme. »
L’antisémitisme de Dieudonné amalgame celui qui existe au sein de l’extrême droite mais aussi celui, prétendument anticapitaliste, développé par certains socialistes de la fin du XIXe siècle : Fourier, Toussenel, Proudhon, Vacher de Lapouge. Ces dernières décennies, on retrouve cette forme d’antisémitisme dans des courants ultra-minoritaires que l’on devrait qualifier « d’ultragauche » plutôt que « d’extrême gauche ».
C’est cette radicalité – dont la « grille de lecture » antisémite surplombe les spectacles de Dieudonné –, prétendument anticapitaliste et anti-impérialiste qui semble donner satisfaction à une grande majorité du public de Dieudonné venue pour rigoler.
Sous prétexte de « faire péter le système », cette frange ne voit pas que se réédite – sous une autre forme – la dérive de certaines minorités politiques qui ont menées les combats de la Commue de Paris pour, finalement, quelques années plus tard, grossir les rangs du général Boulanger. Il s’agit de s’interroger sur « la fin et les moyens » et sur le sens de la radicalité exprimée par Dieudonné.
Dans le contexte actuel, loin de lutter pour les libertés (la liberté d’expression qu’il prétend défendre n’est en réalité que des coups de boutoir contre des « lois liberticides », c’est-à-dire antiracistes et contre l’antisémitisme telles que les dénoncent depuis quarante ans le FN et les autres organisations d’extrême droite), Dieudonné ne fait que contribuer au grand courant de désobéissance civile que portent, sous des formes « inégales et combinées » (antifiscalisme, homophobie, libération de la parole raciste anti-rom, anti-noire, antimusulmane, paniques morales autour du « genre »…), les droites radicales depuis l’élection de François Hollande. Une dynamique qui vise à déstabiliser le pouvoir en place en pointant ses contradictions et à instrumentaliser la souffrance et la grogne sociale de plus en plus perceptibles afin d’imposer une offre politique (par la rue – pour les groupuscules activistes – ou par les urnes) populiste, autoritaire et xénophobe.