La section Fort-de-France de la Ligue des droits de l’Homme, pour les cent dix ans de sa création, a décidé d’éditer la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 en langue créole, traduite par Jean-Marc Rosier, et d’en faire une affiche.Dans les lycées dont la région a la charge, il existe déjà dans les salles de classes une affiche de la Déclaration en langue française. L’affiche de la Ligue rejoindra cette dernière, dans un format identique, pour une même idée ; l’universalité des droits de l’Homme peut se décliner dans la langue de chaque peuple. Nous devons faire cependant le constat que l’affiche en français n’est pas dans tous les établissements jusqu’à maintenant, et espérons que l’avant dernière phase (une remise solennelle aux chefs d’établissements par les instances de la région) sera incitative.
Ce projet pédagogique, a été soutenu par la région Martinique, le rectorat de l’académie de la Martinique, l’antenne du CRDP de la Martinique. Nous nous sommes appuyés sur le programme des baccalauréats de lycée professionnel pour le partenariat avec l’Éducation nationale. Nous avons ainsi choisi d’accompagner les élèves de 1re PSE du LP Aliker dans une partie de leur programme « Les philosophes des Lumières et leurs combats contre l’injustice ». Ils ont étudié la Déclaration avec leur professeure de Lettres-Histoire, ont appris à lire le créole et ont déclamé lors de l’inauguration l’ensemble des articles en créole. La dernière phase devrait être la production d’un livret pédagogique pour une exploitation par les enseignants des déclarations.
Le président de la section de Fort-de-France a prononcé à l’occasion une allocution que nous reproduisons ci-dessous.
Déklaration dwa lom èk ta lé sitwayen ki fèt an 1789
C’est d’un long cheminement qu’il s’agit. Une chose simple en apparence : traduire un texte connu de tous dans une langue. Mais cette langue est le créole, force jugulée pour reprendre le titre de l’un des livres pionnier sur la question. Si aujourd’hui son statut de langue est reconnu, qu’il est enseigné et fait l’objet d’un diplôme, là encore, le cheminement en fut long.
Beaucoup de ce que l’Homme entreprend se fait dans la durée, en dépit des illusions contraires que peut donner l’accélération du monde. Une section de la ligue de cent dix ans, ce n’est pas rien, celle de La Réunion est de deux ans notre cadette, la Ligue nationale n’a que cinq ans de plus que la nôtre. Il y eut des périodes actives, il y eut des sommeils. Nous adressons un salut fraternel et amical à Marie Loriau qui redonna vigueur à la section en 1998.
La Déclaration des droits de l’Homme en créole : nous voulons d’abord saluer la mémoire de notre compagnon de route Pierre Pinalie. Nous avons entendu les élèves déclamer des poèmes d’Aimé Césaire. Je relisais ces jours derniers ce qu’André Breton disait de sa surprise et de son émerveillement de l’usage qu’Aimé Césaire faisait de la langue française. Je voudrais témoigner de la même chose devant ce « petit Blanc normand », Pierre Pinalie, maniant le créole à merveille tant il aimait ses cultures antillaises, et qui fut l’un des artisans de cette idée de la traduction. Son esprit nous a soutenu dans les moments de découragement, et aussi cette règle : maintenir en place une manière polie du monde, face aux déconsidérations injurieuses.
Maintenant posons tout de même la question : pourquoi ce projet de traduction ? Nous ne négligeons pas l’histoire, et nous savons que la Martinique a été tenue à l’écart des mutations démocratiques ; deux abolitions, des trahisons de l’oligarchie locale, une négation pendant des décennies du rôle des esclaves dans leur libération du 22 mai. Il est alors remarquable qu’en 1789, 600 habitants de Champagney, petite bourgade du tréfonds de la France, qui n’ont jamais vu de Noirs, mettent dans leur cahier de doléances l’abolition de l’esclavage.
Jusqu’en 1946, la Martinique reste une colonie, avant le projet de loi sur la départementalisation portée par Aimé Césaire. C’est à l’époque ce que voulait la population martiniquaise, pour avoir, disait-elle, mêlés son sang par deux fois à celui des Français lors des deux Guerres mondiales. Pourtant, il fallut attendre longtemps pour que les dissidents martiniquais puissent bénéficier du statut d’anciens combattants. Il existe encore aujourd’hui des débats brûlants, tant sur le plan politique, économique, social et écologique, à propos de ces situations de marge de l’espace républicain.
Et le créole était aussi dans les marges. Les exemples en seraient nombreux. Nous traduisons en créole la Déclaration des droits de l’Homme pour démontrer ce qui suit. Si les droits de l’Homme de 1789 sont universels, ils peuvent être écrits en toutes langues. Si le créole est une langue, on peut traduire les droits de l’Homme universels en créole. Nous sortons des marges, sereinement et avec certitude.
Jeunes filles, jeunes hommes, vous ne vous rendez certainement pas compte que dans un instant vous allez faire ce qui était impensable il y a vingt ans. Et qu’ensuite vous rentrerez chez vous, avec vos affiches en créole peut-être dédicacées par quelques personnalités ici présentes, et vous les mettrez en cadre chez vous, tout simplement. Peut-être lirez-vous pour vos parents, curieux d’apprendre de vos bouches. Pas de réprimandes, du début à la fin de l’histoire.
Nous plaidons pour la continuité d’un discours sur la démocratie, sur l’égalité qui concerne également la Martinique, et l’historique des combats dans ce pays nous indique ce que nous y avons gagné, contre la volonté de nous confiner aux marges. Nous avons l’habitude de dire que les droits de l’Homme ne sont jamais gagnés, et le pays créateur de cette Déclaration est tout de même trop souvent condamné par la cour européenne de justice, par exemple pour l’état de ses prisons et le sort des prisonniers.
C’est un combat actuel, de tous les instants. Je me dois de vous dire que nous sommes particulièrement heureux que ce projet se réalise en partenariat avec l’école de la République, ce qui lui donne une dimension supplémentaire. Nous en remercions monsieur le recteur, madame L’Ien de Lettres-Histoires, madame la proviseure, les membres du CRDP, et déjà des idées de partenariat avec le rectorat naissent dans nos esprits à propos du programme d’éducation civique.
Et qui, plus est, ce projet s’accomplit dans un lycée professionnel. Étant enseignant dans ce type d’établissement, je constate que progressivement les projets élaborés par mes collègues nous laissent entrevoir que là se jouent des enjeux citoyens. Je plaiderais pour dire que le programme des lycées professionnels est un appel d’air pour ceux qui défendent les idées, qui nous soutiennent à la Ligue des droits de l’Homme, et que nous avons tenu à développer ce projet dans un espace scolaire démocratique. Je vous cite quelques voies d’entrées de l’objet d’études des philosophes des Lumières et le combat contre l’injustice : « Qu’est-ce qu’une action juste ? » ; « Sommes-nous tous jugés de la même façon ? » ; « Une décision de justice est-elle toujours juste ? » Des questionnements pour aboutir à l’attitude suivante : « être un citoyen conscient de la nécessite de s’impliquer et de défendre des valeurs. »
Ces jeunes, il suffit qu’on veuille entrouvrir pour eux des chemins nouveaux, ils s’y engouffrent, nous étonnent et découvrent d’autres rapports à l’Autre. Ils mûrissent, ils sont dans une saine émulation, deviennent fiers de leur travail. Ils illustrent alors bien la force du premier article : « Lézom ka wè jou, ka lévé lib ek kantékant adan zafè dwa-a. Magrési toutmoun pa ka ni menm plas kon menm wotè adan sosiété-a, foda sé lespri yonn a lot ki mennen yo. »
Les droits de l’Homme ne sont, certes, pas menacés ici comme dans des pays voisins ; mais nous devons être des sentinelles, être vigilants sur les minuscules empiétements que l’on voudrait croire anodins, et quoi de mieux qu’une charte pour rappeler les grands principes : « Déklarasion dwa lom èk ta lé sitwayen ki fèt an 1789, ki fét an kreyol an l’an 2013 adan LP André Aliker, an moun ki goumin pou la jistis. »
William Rolle
Ligue des droits de l’Homme, section Fort-de-France
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