Tout a commencé, pourrait-on dire, avec cet acte raciste qui, le 20 mars 1967, voyait un ressortissant français d’origine tchèque, le dénommé SNRSKY, militant actif de l’UNR(1) de de Gaulle, envoyer son chien « embrasser » le nègre Balzinc, cordonnier handicapé et par ailleurs sympathisant du PCG(2). Ce dernier exerçait sa profession devant le magasin de chaussures du Tchèque.Ce jour-là, la population de Basse-Terre s’était insurgée contre cet acte raciste et, durant deux jours, ce mouvement de colère prit des allures de révolte populaire, au point que la préfecture fit venir des renforts de gendarmerie de Fort-de-France et de Paris. Quand, le 22 mars, tout se calma, l’atmosphère était lourde. On avait exfiltré le fautif de Basse-Terre et de la Guadeloupe, et le sentiment qui dominait était celui d’une injustice faite aux pauvres gens, par les gens aisés et ceux du pouvoir gaulliste en place.
Les grèves qui avaient débutées depuis février dans le bâtiment continuaient. Pointe-à-Pitre était en pleine rénovation urbaine. Basse-Terre construisait des écoles et des HLM. Le principal syndicat qui menait ces grèves était Fraternité ouvrière. Le secteur du bâtiment, essentiellement contrôlé par de grosses entreprises françaises, dirigées par d’anciens pieds-noirs expulsés d’Algérie, absorbait une partie des ouvriers agricoles et industriels qui avaient été mis au chômage, à cause des fermetures d’usines à sucre. De 1963 à 1966, Roujol à Petit-Bourg, Pirogue à Marie-Galante, Courcelles à Sainte-Rose, Marquisat à Capesterre fermeront et l’émigration qui avait commencé avec le Bumidom(3), en 1963, n’avait pas encore vidé complètement la Guadeloupe de ses forces vives.
En 1963, avait pris naissance à Paris le Gong(4), qui depuis menait une propagande, à coups de graffitis sur les murs et de tracts distribués clandestinement, mettant en cause la présence de la France en Guadeloupe. Vingt-sept ans après le vote de la loi d’assimilation, érigeant la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, La Réunion et l’Algérie en départements français, la situation coloniale n’avait pas changé, même si les préfets avaient remplacé les gouverneurs.
L’assimilation votée en 1946 restait un rêve, au point que d’éminentes personnalités(5) telles Aimée Césaire, Rosan Girard, Albert Béville la remettaient en question et préconisaient une autonomie pour les anciennes colonies, Béville allant jusqu’à définir l’assimilation comme le stade suprême de la colonisation, avant sa mort dans le crash d’un avion en juin 1962. Les Algériens avaient déjà pris les armes en 1956 et les accords d’Evian avaient scellé leur victoire sur la France, ce qui avait le don de stimuler les mouvements de libération dans tout l’empire français, de l’Afrique aux Antilles-Guyane… L’Indochine s’était libérée et la victoire des Vietnamiens à Dien-Bien-Phu avait été saluée par les progressistes du monde entier et l’intelligentsia de chez nous.
Tout ce contexte international est évoqué pour nous permettre de comprendre la démesure de la riposte française aux revendications salariales de mai 1967. En effet, quand, après de multiples rencontres infructueuses, il fut décidé des négociations générales sur la question des salaires et des conditions d’embauche dans le bâtiment, la réaction, tant du patronat que de l’Etat, fut surprenante, inadaptée et démesurée.
L’Etat n’avait pas pu calmer les esprits depuis mars 1967. Les grèves se poursuivaient. Les patrons du Bâtiment n’avaient pas su répondre aux revendications des ouvriers. Le contexte français faisait intervenir des élections législatives, au cours desquelles les manipulations et les fraudes sous l’égide du préfet, étaient avérées. Ce préfet, Pierre Bolotte(6), récemment nommé, venait d’Algérie où il n’avait pas su empêcher le développement du mouvement national algérien et l’indépendance. Il ne fallait pas que cela se reproduise en Guadeloupe.
Aussi, depuis les événements de Basse-Terre, la propagande de l’Etat, à travers la radio et le seul quotidien en place, France-Antilles, dirigé par Hersant, gaulliste acharné, visait le Gong. Les Renseignements français pistaient les militants et sympathisants de ce groupe, ainsi que tous les patriotes supposés. Et ce n’est pas un hasard si le premier mort des tueries de Pointe-à-Pitre fut le militant du Gong, Jacques Nestor, le 26 mai 1967, vers 15h30 ! Ce n’est pas un hasard non plus si la répression judiciaire qui s’en suivra, visera à démanteler ce groupe, ainsi que les journaux progressistes de l’époque, La Vérité, résultant d’une scission du PCG, et le Progrès social des frères Rodes.
Les négociations se tenaient à la Chambre de commerce de Pointe-à-Pitre, le 26 mai. Les ouvriers s’étaient rassemblés pour soutenir leur délégation. Devant le refus du patronat d’accéder à leurs revendications, ils manifestaient leur colère, en défilant sur la place de la Victoire, quand ils furent pris pour cible par les militaires regroupés devant la sous-préfecture.
Les réactions qui suivirent cette fusillade furent spontanées, désordonnées et… suicidaires. Que pouvaient des pierres et des conques de lambi contre les balles des fusils mitrailleurs et les blindés anti-émeutes des militaires ? Que pouvaient de simples citoyens contre des militaires aguerris, armés jusqu’aux dents, dont c’était le job et qui depuis des mois croupissaient dans les casernes en attendant ce moment, manifestement jouissif pour eux ?
Ce fut le carnage et, durant trois jours, des dizaines de blessés furent transportés dans les cliniques et les hôpitaux de la ville. La préfecture annonça officiellement huit morts. Mais il y eut des disparus, on trouva des cadavres sur la ligne de chemin de fer qui conduisait la canne à l’usine Darboussier, située à la darse de Pointe-à-Pitre, près de la place de la Victoire et de la sous-préfecture. Les cannes sortant des champs y étaient acheminées par rails. Les militaires canardaient les maisons où se tenaient les veillées mortuaires et d’autres morts innocentes furent à déplorer. L’incompréhension était grande. La répression militaire visait indistinctement les gens de la population et les militants des organisations syndicales et politiques. Il suffisait d’être à Pointe-à-Pitre ce jour-là pour risquer sa vie et être blessé. Le cas d’Yvon Coudrieu(7) est éloquent à ce sujet. Des blessés transportés dans les hôpitaux en Martinique ne sont jamais revenus. Les gens enterrèrent leurs morts en catimini. C’était la terreur et elle allait perdurer quarante années.
En mars 1985, un ministre de l’Outre-mer, Georges Lemoine, annoncera quatre-vingt-sept morts, au cours des émeutes de 1967. Jusqu’à aujourd’hui, personne ne peut dire combien il y a eu de tués et de disparus avec certitude. Les demandes répétées des historiens, de syndicats comme l’UGTG et même du groupe culturel carnavalesque, Akiyo, et plus récemment du LKP, pour dire la vérité sur ces journées, sont restées lettres mortes.
L’Etat et les politiciens parlèrent d’un complot cubain, d’une provocation de la CIA. Ce sont les communistes guadeloupéens de l’époque, le maire de Pointe-à-Pitre en tête, qui accusèrent la CIA. Cependant, le responsable tout désigné était le Gong et tous les anticolonialistes de l’époque, membres ou pas du Gong.
C’est ainsi que, suite à la tuerie, la répression judiciaire prit le relais. On arrêta des dizaines de patriotes, soupçonnés « d’attenter à la sûreté de l’Etat ». Entre la Guadeloupe et la France, plus de soixante-dix ! Des étudiants de l’Association générale des étudiants guadeloupéens (Ageg), des ouvriers de Fraternité ouvrière, des employés, des journalistes du Progrès social(8) et de La Vérité(9), des médecins, des avocats… Des procès, tant en Guadeloupe qu’en France, eurent lieu entre janvier et mars 1968, où le colonialisme fut dénoncé et ses méthodes condamnées par l’opinion publique et la défense. Celui de Paris fut retentissant. Il concernait dix-huit patriotes de toutes origines, détenus à la prison parisienne de la Santé. Au cours de ce procès, des personnalités d’envergure mondiale vinrent témoigner : le philosophe français Jean-Paul Sartre, le poète martiniquais Aimée Césaire, le représentant de la LDH Henri Leclerc, entre autres. Henri Leclerc et d’autres avocats proches ou membres de la LDH, accompagnèrent les avocats guadeloupéens (Hermantin, Lative…), les conseillèrent, mirent à leur disposition leur logistique, afin de pallier les difficultés matérielles et notamment celles dues à l’éloignement.
Le Gong fut démantelé, mais l’Association générale des étudiants guadeloupéens (Ageg) sortira renforcée de cette épreuve et certains de ses membres et des démissionnaires du Gong allaient être à l’origine de la construction du mouvement patriotique guadeloupéen, qui prit naissance avec la création des syndicats de type nouveau, non affiliés aux centrales syndicales françaises et préconisant la lutte de masses, que sont l’UTA(10) et l’UGTG(11).
Durant toute la période allant de décembre 1970 aux années 2000, les seules personnes à oser parler des événements de mai 1967 étaient les patriotes guadeloupéens. Les seuls à commémorer ces tueries en disant « plus jamais ça », c’étaient les anciens membres du Gong, de l’Ageg, du Progrès social, de La Vérité, du CPNJG, dont certains s’étaient retrouvés au sein de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG)(12), qui avait pris naissance en décembre 1978. Cette période avait été occultée de la mémoire des Guadeloupéens. Sa seule évocation terrorisait des familles qui avaient eu des membres morts ou disparus à cette époque et leurs voisins.
Mais le poète-écrivain guadeloupéen Max Jeanne(13) avait évoqué ces événements, dans un roman intitulé La Chasse au racoon, en 1980, puis les historiens R. Gama et J. P. Sainton(14) leur avaient consacré un début d’étude, en 1985. Et, en 2006, les éditions Jasor acceptèrent de publier mon roman, relatant cette période : Pas de saison pour les grenades(15).
Depuis, aucun accès n’a pu être accordé, ni aux étudiants en histoire voulant faire des mémoires ou des thèses sur ces événements, ni aux historiens. Les archives ne sont toujours pas déclassifiées comme si l’Etat français avait peur de ce que pourraient y trouver les historiens, peur de ce qu’ils pourraient en dire, peur de devoir expliquer, plus de quarante-cinq ans plus tard, pourquoi la France a tué froidement certains de ses enfants, peur de devoir expliquer à ceux des Guadeloupéens qui se sentent français en quoi elle était alors menacée pour arriver à de telles extrémités, peur, enfin, de ne pouvoir demander pardon… Et d’indemniser tous ces malheureux qu’elle a estropiés, sans raison, comme Yvon Coudrieu.
Nous savons tous la difficulté qu’ont les dirigeants français à appréhender sereinement l’histoire coloniale de la France. Ils vivent comme un drame français tous les actes de répression qu’ils commettent et ont du mal à se départir de leur sentiment de supériorité de grande puissance héritée de Napoléon Bonaparte, mais aussi de la Révolution de 1789, pour regretter leurs actes les plus immondes. Ils créent ainsi souvent eux-mêmes les conditions de leur rejet, lors même que l’admiration demeure pour les réussites du peuple français.
Cette attitude des dirigeants français quels que soient leurs bords, droite et gauche, semble être une constante, car en Martinique également les archives relatant les tueries de février 1972 ne sont toujours pas disponibles pour faciliter le travail de recherche des historiens. L’accès aux archives et les demandes de réparation, mais aussi de poursuites pénales contre les véritables responsables de cette tuerie figuraient dans les revendications du LKP(16) en janvier 2009. Il serait temps que les ministères de l’Intérieur, de la Justice, des Armées ainsi que de l’Outre-mer accèdent aux demandes des historiens, sans attendre la période de cinquante ans (2017) au-delà de laquelle ils peuvent garder classées des archives. C’est important pour faire le deuil, pour se comprendre et pardonner. C’est important pour empêcher que ne se renouvellent les drames qui conduisent souvent à l’incompréhension et à la haine entre des peuples. C’est important surtout pour mieux appréhender l’avenir et le vivre ensemble. Faute de comprendre cela, les dirigeants français exposent leur pays à des lendemains incertains.
Notes :
(1) UNR : Union pour la nouvelle République, parti politique fondé en octobre 1958 pour soutenir de Gaulle.
(2) PCG : Parti communiste guadeloupéen (fédération du PCF jusqu’en 1958).
(3) Bumidom : Bureau des migrations des Dom. Organisme qui a organisé la déportation de ressortissants des Dom vers la France entre 1963 et 1981.
(4) Gong : Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe. Fondé en juin 1963 à Paris, suite à la dissolution du Front antillo-guyanais pour l’autonomie et après la mort « accidentelle » d’Abert Béville dans le crash de l’avion qui le conduisait en Guadeloupe, en juin 1962.
(5) Albert Béville alias Paul Niger. Guadeloupéen de Basse-Terre, administrateur des colonies en Afrique, fondateur du Front antillo-guyanais pour l’autonomie avec Glissant, Catayée, député de Guyane et d’autres en 1961. Poète et écrivain sous le nom de Paul Niger.
Aimée Césaire : poète et écrivain martiniquais, ancien député et maire de Fort-de-france, ancien membre du PCF jusqu’en 1956, fondateur du Parti progressiste martiniquais (PPM).
Rosan Girard : docteur en médecine, fondateur du PCG, ancien député de la Guadeloupe, ancien maire du Moule, désavoué par le PC, car il préconisait une réflexion plus centrée sur les problèmes guadeloupéens, en divergence avec le PCG et le PCF.
(6) Pierre Bolotte : préfet de Guadeloupe en 1967, exécuteur des ordres de Billotte, ministre et du sinistre Foccart, guadeloupéen, conseiller particulier de de Gaulle pour les colonies.
(7) Yvon Coudrieu : jeune professeur d’éducation physique, fauché par une balle dans la cuisse, alors qu’il se rendait à Pointe-à-Pitre, à la veille de la fête des mères, le 27 mai 1967. Fauché et laissé pour mort, il a perdu sa jambe. Sa vie fut brisée. Il n’a jamais été indemnisé. Depuis il témoigne et crie à l’injustice.
(8) Progrès social : journal fondé en 1957 par les frères Rodes (Henri, journaliste et Félix, avocat , qui seront incarcérés à la Santé, à Paris).
(9) La Vérité : journal fondé en 1966 par les dissidents du PCG et les membres du CPNJG.
(10) UTA : Union des travailleurs agricoles, syndicat fondé en décembre 1970, premier syndicat guadeloupéen non affilié à une centrale syndicale française, sera à l’origine de la grande grève de 1971 dans la canne qui allait bouleverser durablement les rapports sociaux dans ce secteur et débouchera sur une réforme foncière quelques années plus tard et sur la création de l’UGTG.
(11) UGTG : Union générale des travailleurs de la Guadeloupe. Première centrale syndicale guadeloupéenne, fondée en décembre 1973.
(12) UPLG : parti politique semi-clandestin fondé en décembre 1978 qui préconisait l’unité du peuple guadeloupéen contre le colonialisme français en vue de son émancipation. A orchestré l’opposition au colonialisme jusqu’aux années 2000.
(13) Max Jeanne : poète et écrivain guadeloupéen, auteur de La Chasse au racoon, éditions Karthala, 1980.
(14) Raymond Gama et Jean-Pierre Sainton : historiens, auteurs de Mé 1967… Mémoire d’un événement, éditions Soged, Pointe-à-Pitre, 1985.
(15) Pas de saison pour les grenades, Roger Valy-Plaisant, éditions Jasor, Pointe-à-Pitre, 2006.
(16) LKP : Liyannaj Kont Pwofitasyon, regroupement de syndicats, de partis et d’associations qui a conduit le mouvement de protestation de janvier à mars 2009 en Guadeloupe.