On imagine ce qu’aurait fait Balzac d’un Cahuzac, comme hier d’un Eric Besson réincarnant le « Rubempré » d’« Illusions perdues ». Que la soif de pouvoir expose au cynisme, que la fréquentation des affairistes soit contagieuse, que les promesses de changement collectif puissent se racornir en aventures individuelles misérables, la littérature n’en manque pas d’exemples.
Dans le monde réel, les « affaires » sont aussi vieilles que la République : de Suez et Panama à l’assassinat du « prince ministre » de Broglie en passant par Stavisky et par la « Garantie foncière », et naguère encore les cigares du sous-ministre Christian Blanc et l’avion privé du sous-ministre Alain Joyandet payés à leur insu par les contribuables, le « ministre trésorier » Eric Woerth dont l’épouse gérait la fortune de Liliane Bettencourt membre du « premier cercle » de financeurs de l’UMP, l’auto-augmentation de 172% du « traitement » présidentiel de Nicolas Sarkozy : de quoi nourrir la réputation exécrable du politique et le désinvestissement citoyen.
Mais ce que nous vivons aujourd’hui est bien plus grave encore.
D’abord, avec Tapie hier et Cahuzac aujourd’hui, ce n’est pas seulement le pouvoir qui enrichit : le premier, avant de sympathiser avec Sarkozy et d’être si bien traité par Christine Lagarde, fut ministre de François Mitterrand ; le second, tout en spéculant avec un conseiller de Marine Le Pen, était il y a peu de jours ministre de François Hollande. Or, si le mélange de l’argent et du politique va bien à ceux qui pensent comme Margaret Thatcher qu’« il n’y a pas de société, il n’y a que des individus », de la part de ceux qui parlent égalité, solidarité et justice sociale il est reçu comme une trahison par ceux qui ne s’étaient pas abstenus de voter. Si les promesses des Cahuzac n’engageaient que ceux qui les écoutaient, c’est que la morale de Pasqua a contaminé « l’autre camp ».
Ensuite, la fraude fiscale du ministre du fisc est aussi celle de celui qui, le 7 janvier 2013 à la télévision, était censé imposer l’évidence thatchérienne du « pas d’alternative » à la politique qu’il incarnait. Le site « Nouvel Obs.com » expliquait le lendemain : « C’est la gauche du réel, incarnée par Jérôme Cahuzac, qui s’est imposée […] Un symbole d’une mutation de la gauche […] Jérôme Cahuzac […] a fait remarquer […] qu’il était lui aussi sensible à la souffrance de tous […] le ministre du Budget infligea une leçon de réalisme social et économique […] le monde et sa froide réalité s’imposent » face à des « solutions […] d’un autre temps, inadaptées à la mondialisation ».
La « gauche du réel, incarnée par Jérôme Cahuzac » : le « réel », c’était l’austérité budgétaire pour les électeurs, la fraude et l’enrichissement personnel pour le ministre du budget. Face à une crise sociale qui ne fait que commencer, l’énormité de la duperie a produit, trois mois après, une déflagration politique que la thèse des « errements individuels d’un misérable qui nous a tous trompés » ne peut effacer.
Car la question est de savoir sur quel terreau poussent les Tapie et les Cahuzac. Placer un affairiste notoire au cœur du gouvernement et de la gestion de l’argent des citoyens, c’est signifier que la « France qui gagne » est celle des Bettencourt, des Woerth et des Cahuzac ; c’est afficher des rapports de complicité spectaculairement « transpartisane » : un ministre socialiste peut jouer au golf avec un proche de Marine Le Pen et lui confier ses capitaux à dissimuler. Le milieu des Cahuzac et des Tapie, c’est cette ambiance dans laquelle il s’agit de prendre au gouvernement des « risquophiles » qui n’ont pas une mentalité de « fonctionnaire », et d’appeler « courageux » des choix ménageant les puissants et non les « assistés ».
Continuer à juxtaposer un discours sur l’emploi et la justice sociale avec la poursuite d’une politique économique et sociale asservie à une « gouvernance post-démocratique » qui fait monter chômage, précarité et inégalités en Europe, alors qu’on vient de prendre le héraut de cette politique « courageuse » la main dans le pot de confiture de l’enrichissement frauduleux, c’est ouvrir un boulevard à l’extrême droite et encourager le dégoût du politique, le rejet de toute représentation démocratique, le « Tous pourris » et le « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Dès lors, le sol se dérobe sous les pas d’un pouvoir confronté à une terrible crise de confiance.
C’est qu’il ne s’agit plus seulement de cigares et de comptes en Suisse, mais de savoir si le politique est autre chose qu’une duperie et si l’on peut attendre de l’exercice du pouvoir non seulement un minimum de moralité mais aussi le respect des valeurs et des engagements affichés. Comment mettre au pas la spéculation en mettant au gouvernement un spéculateur ? Comment donner la priorité à l’égalité, aux droits sociaux des victimes de la crise financière, en prétendant traiter l’injustice et la souffrance sociale par des « chocs de compétitivité » facilitant les licenciements ? Comment démocratiser l’Union européenne en co-gérant la « démocratie conforme aux marchés » (Angela Merkel) sous la houlette de la BCE de Mario Draghi, de la Commission européenne de Jose Manuel Barroso et du FMI de Christine Lagarde ?
Espérer ne pas avoir à choisir, c’est ignorer que la crise menace indivisiblement la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale. Qui détruit la société sans mandat démocratique en Grèce fabrique « Aube dorée » ; qui impose l’austérité injuste par une « union nationale » sans mandat démocratique en Italie récolte Beppe Grillo ; qui prétend traiter l’injustice sociale en renonçant à en finir avec l’injustice fiscale, à en finir avec le recul des droits et des services publics, alors qu’on a reçu mandat de faire le contraire, produit la montée du FN, dans l’Oise et ailleurs, et l’abstention chez ses propres électeurs.
Ce dont les droits et la démocratie ont besoin, ce n’est pas seulement d’une autre façon de faire de la politique, c’est d’une politique qui prenne au sérieux l’égalité des droits, le progrès social et démocratique. Pour ne pas donner à choisir entre le renoncement au « changement maintenant » et la rage autoritaire, « identitaire » et xénophobe.
Les rendez-vous désormais bien proches, tout particulièrement les élections européennes de 2014, offrent encore une chance de faire la preuve que les slogans électoraux n’étaient pas vides de sens, que la démocratie n’est pas un attrape-gogos, qu’un avenir humain peut se construire ensemble. Mais vraiment, en ces jours de déception et de honte, il n’y a pas une minute à perdre.