Rapport sur la laïcité présenté lors du 81e congrès de la LDH les 2, 3 et 4 juin à Limoges
Les faits
Sur ce second terrain des faits et des stratégies politiques, la revendication de séparation du politique et du religieux plonge ses racines dans le riche terreau du combat multiséculaire des Etats contre le pouvoir central catholique : on pense bien sûr au gallicanisme de la monarchie française, ou encore à l’anglicanisme comme schisme purement politique, mais quasiment toutes les histoires nationales d’Europe occidentale et centrale portent trace de tensions du même registre : « joséphisme » dans l’Autriche du XVIIIe siècle, « Kulturkampf » de Bismarck dans l’Allemagne du deuxième Reich à la fin du XIXe, « Risorgimento » en Italie à la même époque, Espagne de 1868 à 1876, et encore guerre du Sonderbund en Suisse (1845-1847), Portugal de 1908 à 1917, pour ne pas évoquer, hors d’Europe, la Révolution mexicaine de 1910.
Mais dans la majorité des expériences nationales des pays « avancés » il y eut apaisement lorsque le pouvoir étatique sur les sociétés civiles se fut suffisamment affermi : la souveraineté étatique sur le temporel ne fut plus discutée, les Églises ayant été plus ou moins cantonnées dans le spirituel.
La spécificité du modèle français tient à ce qu’en France l’État, qui a fait la Nation, la « surplombe » plus tôt et plus fort que partout ailleurs : il y a cinq siècles que les légistes affirmaient face aux papes que « le roi de France est empereur en son royaume », liant sécularisation et souveraineté étatique avec une vigueur particulière ; de même, le combat multiséculaire contre les congrégations fut d’abord celui de l’Ancien Régime. [5] Mais la stratégie gallicane fut reprise à son compte – certes à sa manière… – par la Révolution (avec la Constitution civile du clergé de 1790), puis par Bonaparte (avec le Concordat de 1801 et surtout avec les Articles organiques [unilatéraux] de 1802). Il doit être clair que ce mouvement est aux antipodes de la laïcité en ce qu’il revendique et conquiert le contrôle du pouvoir étatique sur l’Église nationale (ce qui, pour autant, n’est pas spécifiquement français : cujus regio, ejus religio, ordonnait le Traité de Westphalie dès 1648).
La Révolution innove en revanche radicalement en posant le principe de l’égalité religieuse, qu’incarne le combat de l’abbé Grégoire et que garantit dès le 26 août 1789 l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ; elle bouleverse ainsi les données de l’équation en rompant le tête à tête entre l’État et l’Église catholique. Cet héritage-là est particulièrement précieux pour nos combats d’aujourd’hui.
Cependant, on sait bien que l’explication de l’affrontement rapide mais durable entre Révolution/République et Église catholique a résidé bien moins dans cette novation que dans le maintien, contre la Révolution, de l’alliance du trône et de l’autel. Telle est la véritable cause du « laïcisme » comme ciment des républicains, dès lors qu’il s’agit pour des décennies d’enraciner le Nouveau régime auquel l’Église catholique a déclaré la guerre : la gauche des débuts de la IIIe République, définie comme héritière de la Révolution et accoucheuse de la République, se construit dans cette matrice anticléricale [6], alors même qu’il est, parmi les laïques, bien des partisans de la liberté de conscience (incluant nécessairement le libre exercice des cultes). On doit toujours se remémorer cette pesanteur historique : connaître l’héritage permet aussi de le dater.
Le champ de bataille principal fut bien sûr le contrôle de l’éducation des futurs citoyens. Mais si Jules Ferry dit en privé à Jean Jaurès qu’il cherche à « organiser l’humanité sans Dieu » [7] , l’application des lois de 1882 et 1886 sur l’école primaire laïque, gratuite et obligatoire se fera, sous sa houlette, dans un esprit authentiquement libéral. Il faut relire sa célèbre instruction aux instituteurs : « Parlez avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juges […] Vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu’est la conscience de l’enfant ». [8]
Il s’agit donc bien non d’enrôler les enfants scolarisés dans la lutte anticléricale, mais seulement (et c’est décisif) de les soustraire à l’endoctrinement clérical et antirépublicain. Le respect de la liberté de conscience, et donc notamment du sentiment religieux, s’impose inconditionnellement à tout vrai laïque : il n’y a là nulle prétendue « nouvelle laïcité », mais au contraire simple expression de ce que devait signifier la laïcité dès la naissance de l’École publique. [9]