La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a été saisie pour avis par le garde des Sceaux, ministre de la Justice, de l’avant-projet de loi d’orientation et de programmation de la justice.
Les observations de la CNCDH ont été établies après un débat d’orientation en Assemblée plénière, le 8 juillet 2002, suivi d’un examen du texte par la sous-commission compétente et de contributions des membres de la Commission.
Sur les dispositions de l’avant-projet de loi relatives à l’instauration d’une justice de proximité.
1. L’accès à la justice étant un droit fondamental, la CNCDH ne peut qu’approuver l’idée de rapprocher la justice des citoyens, notamment à propos du règlement des petits litiges.
Toutefois, alors que le gouvernement décide à juste titre, dans le même avant-projet de loi, de renforcer les moyens de la justice (créations d’emplois, développement des équipements…), la Commission s’étonne que la voie choisie pour assurer cette justice de proximité, qui doit être aussi une justice de qualité, soit celle du recours à des juges non professionnels exerçant à temps partiel, plutôt que celle de l’accroissement du nombre et des moyens et de la réforme des modes d’intervention des juges d’instance, c’est-à-dire de magistrats de carrière agissant dans le cadre de l’organisation judiciaire existante.
Outre qu’elle complique, plutôt qu’elle ne simplifie, cette organisation judiciaire, la création d’un nouveau type de juridiction, « les juges de proximité », lesquels ne seraient pas des magistrats de carrière, n’est acceptable que si elle répond aux conditions essentielles de compétence, d’indépendance et d’impartialité qui sont exigées de tout juge en vertu des dispositions de la Constitution et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Or l’avant-projet de loi n’est pas, en l’état, satisfaisant à cet égard.
2. En premier lieu, alors qu’il est envisagé de recruter plus de 3 000 juges de proximité et qu’il s’agit là, même sous un seuil de compétence peu élevé, de juges de droit commun et non de juges spécialisés, la CNCDH estime que l’esprit et la lettre de l’article 64 de la Constitution, où est affirmé le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire, imposent le recours à une loi organique, et non à une loi ordinaire, et corollairement, la soumission de ces juges aux droits et obligations applicables à l’ensemble des magistrats, sous la seule réserve des dispositions spécifiques que justifie leur qualité de juges non professionnels à temps partiel.
En l’état du texte soumis pour avis à la Commission, les quelques éléments statutaires qu’on y trouve sont insuffisants et pour certains contestables. Par exemple, ce texte indique que les juges de proximité sont nommés pour trois ans, sans préciser s’ils peuvent être renouvelés dans ces fonctions. Or un tel renouvellement devrait être explicitement prohibé, tant pour assurer la parfaite indépendance de ces juges que pour éviter la constitution de véritables carrières de magistrats dits temporaires. Par ailleurs, s’agissant de la discipline des juges de proximité, le fait que le pouvoir disciplinaire soit exercé par une commission locale de discipline présidée par le premier président de la Cour d’appel, qui est aussi le responsable hiérarchique de ces juges, est contraire aux principes qui garantissent l’indépendance des juges du siège. Enfin, en vue d’assurer l’impartialité objective de ces juges, qui pourront exercer une activité professionnelle concomitamment à leurs fonctions judiciaires, il est nécessaire de préciser, en complément des précautions prévues par l’avant-projet de loi, qu’un juge de proximité ne peut connaître d’un litige présentant un lien avec son activité professionnelle ou lorsqu’il entretient des relations professionnelles avec l’une des parties.
3. En ce qui concerne les attributions des juges de proximité, l’avant-projet de loi prévoit que des compétences pénales étendues leur seront confiées à l’égard des personnes majeures (contraventions des quatre premières classes, délits pour lesquels la procédure de composition pénale est possible).
La CNCDH s’inquiète de voir confier le jugement d’affaires pénales à des juges non professionnels, et ceci tant du côté du siège que du côté du parquet puisque les fonctions du ministère public devant les juridictions de proximité pourront être exercées par des délégués des procureurs de la République. Elle relève en outre, s’agissant des délits, que lorsque le juge de proximité retient la culpabilité de la personne poursuivie mais estime nécessaire une peine d’emprisonnement, qu’il n’a pas compétence pour prononcer, l’avant-projet de loi prévoit qu’il doit renvoyer le dossier au procureur de la République : la Commission estime qu’une telle procédure, par laquelle la condamnation se trouve dissociée de la déclaration de culpabilité, constitue une originalité surprenante et critiquable.
4. Beaucoup plus contestable encore, aux yeux de la CNCDH, est l’attribution aux juges de proximité qui seront spécialement habilités à cet effet, par le premier président de la Cour d’appel, d’une compétence pénale à l’égard des mineurs de 13 à 18 ans, sur saisine du procureur de la République, le juge de proximité ne pouvant alors prononcer que des mesures d’admonestation, de remise à parents ou d’aide et de réparation.
La Commission est très opposée à ces dispositions qui permettraient d’écarter, à la seule initiative du ministère public, la compétence du magistrat professionnel spécialisé qu’est le juge des enfants. Elle estime grave et injustifiée cette remise en cause d’un principe essentiel de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, celui de la spécialisation de la justice des mineurs, principe qu’a ultérieurement consacré la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France, dans son article 40 (« les États parties s’efforcent de promouvoir l’adoption de lois, de procédures, la mise en place d’autorités et d’institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d’infraction à la loi pénale »). Non seulement les juges de proximité, fussent-ils spécialement habilités, ne seront probablement jamais eux-mêmes des experts du champ de l’enfance, mais en outre, le cadre étroit de leur juridiction, placée en dehors du contexte qui entoure l’intervention du juge des enfants, ne leur permettra pas de travailler avec tous les acteurs de la protection de l’enfance, ni d’ordonner toutes les investigations nécessaires à une exacte appréciation de la personnalité et de la situation du jeune délinquant.
La CNCDH voit là un risque sérieux de démantèlement du rôle du juge des enfants et de désarticulation du travail global des acteurs de la protection de l’enfance.
Sur la réforme du droit pénal des mineurs
5. La CNCDH constate, comme la Défenseure des enfants dont elle partage les vues exprimées dans son avis du 8 juillet, que plusieurs des mesures prévues par l’avant-projet de loi – en particulier la possibilité de placer en détention provisoire les mineurs de 13 à 16 ans qui n’auraient pas respecté les conditions du placement imposé par le contrôle judiciaire, mais aussi l’instauration d’une procédure de jugement à délai rapproché – sont de nature à aggraver la tendance actuelle à l’incarcération des mineurs (le nombre des mineurs détenus a fortement augmenté depuis 10 mois), alors que, selon l’article 97 de la Convention internationale des droits de l’enfant, l’emprisonnement d’un mineur doit n’être « qu’une mesure de dernier ressort et d’une durée aussi brève que possible ».
Sans doute cette situation est-elle liée à l’accroissement du nombre et de la gravité des infractions commises par les mineurs dont fait état l’exposé des motifs de l’avant-projet de loi. Pour autant, la CNCDH ne saurait oublier et tient à rappeler que l’emprisonnement des mineurs est lui-même criminogène, ce que démontre le très fort taux de récidive après détention. Si la réponse pénale et même carcérale est parfois indispensable, il reste donc vrai que, s’agissant de la délinquance des mineurs, la réponse éducative est, de loin, celle qui peut changer réellement et durablement le comportement du mineur.
Or l’avant-projet de loi fait peu de place à ces considérations et ne prévoit pas de mesures visant concrètement et directement à renforcer et améliorer ce qui devrait l’être dans le domaine éducatif. L’exposé des motifs indique bien que « la création d’emplois d’éducateurs permettra une véritable prise en charge éducative tant en détention qu’en milieu ouvert » ; cependant, cette brève mention ne témoigne pas de l’ambition et du sentiment d’urgence qui devraient être ceux des pouvoirs publics sur ce point crucial.
6. Paraissant vouloir trancher dans une controverse récurrente et relancée depuis quelques mois, l’avant-projet de loi prévoit la création de « centres éducatifs fermés » dans lesquels les mineurs de 13 à 18 ans pourraient être placés dans le cadre d’un contrôle judiciaire ou d’un sursis avec mise à l’épreuve, avec l’obligation de respecter les conditions qui leur seront imposées, et notamment celle de résider dans ces centres, sous peine d’être placés en détention provisoire avant jugement ou emprisonnés après jugement.
La CNCDH observe en premier lieu que le texte n’est pas dépourvu d’ambiguïté quant à la véritable nature de ces établissements. En effet, le placement dans un centre éducatif fermé n’est pas conçu, en principe, comme une détention puisqu’il peut constituer une mesure de contrôle judiciaire et que le régime appliqué aux mineurs est défini comme comportant « des mesures de surveillance et de contrôle permettant la mise en œuvre d’un suivi éducatif et pédagogique renforcé et adapté à leur personnalité ». Un centre éducatif fermé ne devant donc pas être un lieu de détention, on doit se demander quelle est la signification du terme « fermé » et en quoi les mesures de surveillance et de contrôle se distingueront des procédures carcérales. La CNCDH estime que la loi devrait apporter des réponses à ces questions et clarifier le statut de ces centres, afin que la détention ne se dissimule pas sous l’éducation.
La Commission souligne enfin que le succès du travail éducatif effectué dans ces établissements dépendra à la fois de la clarification ci-dessus évoquée mais aussi de la volonté gouvernementale d’allouer des moyens véritablement exceptionnels au suivi éducatif et pédagogique des mineurs qui y seront placés.
Sur les dispositions modifiant le Code de procédure pénale
7. Dans son avis du 19 novembre 1998 sur le projet de loi renforçant la protection de la présomption d’innocence, la CNCDH avait salué les progrès que les dispositions de ce texte – notamment celles tendant à limiter le placement et le maintien en détention provisoire – représentaient du point de vue du respect des droits de l’homme et des obligations découlant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Commission constate et regrette que nombre des dispositions de l’avant-projet de loi dont elle a été saisie ne s’inscrivent pas dans cette ligne mais, au contraire, reviennent sur d’intéressantes innovations de la loi du 15 juin 2000. Bien qu’elles se présentent comme des mesures de simplification de la procédure pénale et qu’elles laissent intact l’article 137 du Code de procédure pénale, où il reste affirmé comme principe que « la personne mise en examen, présumée innocente, reste libre » et ne peut être placée en détention qu’à « titre exceptionnel », les dispositions envisagées risquent fort d’atténuer la portée de ce principe et de stopper les efforts qui sont laborieusement entrepris depuis plusieurs années en France pour réduire l’ampleur de la détention provisoire.
Il est en est ainsi, notamment, de l’abaissement généralisé à trois ans du seuil de la peine d’emprisonnement qui doit être encourue pour que la détention provisoire puisse être ordonnée ou prolongée, du rétablissement du critère du trouble à l’ordre public parmi les motifs de la prolongation d’une détention provisoire, et de la possibilité de prolonger considérablement la durée de cette détention, au risque de banaliser le caractère « exceptionnel » de la prolongation.
La CNCDH observe encore que l’obligation faite au juge d’instruction de motiver son refus d’incarcération n’est guère compatible avec le principe de la liberté de la personne présumée innocente, et que l’institution d’un « référé-détention » rétablissant, fût-ce pour un bref délai, le caractère suspensif de l’appel formé par le Parquet contre une mesure de mise en liberté soulève également un problème de compatibilité avec les exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatives à l’intervention nécessaire d’un magistrat du siège en la matière.
La Commission souligne que l’orientation et l’accumulation de toutes ces mesures font craindre une augmentation sensible des décisions de placement ou de maintien en détention provisoire, alors qu’il est de notoriété publique que les maisons d’arrêt sont surpeuplées et que les conditions de détention s’y dégradent.
8. S’agissant des dispositions relatives à l’instruction, la CNCDH ne voit pas la justification, qui n’est d’ailleurs pas abordée dans l’exposé des motifs, de la suppression de l’article 82-2 du Code de procédure pénale selon lequel, lorsque la personne mise en examen saisit le juge d’instruction d’une demande tendant à ce que le magistrat procède à certains actes, elle peut demander que ces actes soient effectués en présence de son avocat.
D’autre part, la Commission juge d’une constitutionalité douteuse la disposition de l’avant-projet de loi selon laquelle la partie civile qui a été condamnée à payer une amende civile en application de l’article 177.2 du Code de procédure pénale devrait toujours payer les frais de la publicité de cette condamnation, lorsque l’affaire en cause a fait l’objet de commentaires dans la presse ou la communication audiovisuelle, alors même qu’elle ne serait pas responsable de cette publicité.
Sur les dispositions relatives au fonctionnement et à la sécurité des établissements pénitentiaires
9. En ce qui concerne les modifications proposées du Code de la santé publique en vue de permettre l’hospitalisation, avec ou sans leur consentement, des personnes détenues atteintes de troubles mentaux dans des établissements de santé au sein d’unités spécialement aménagées, la CNCDH prend acte tout à la fois de l’impossibilité d’organiser l’hospitalisation psychiatrique à temps complet dans les prisons et de la nécessité de modifier le régime juridique des établissement de santé pour y admettre d’office les personnes détenues.
Cependant, si elle apprécie l’effort fait pour faciliter la prise en charge en secteur hospitalier extérieur des personnes détenues atteintes de troubles mentaux, la Commission tient à rappeler ici que la très grave question de l’incarcération ou du maintien en détention des malades mentaux reste posée et que le problème de la psychiatrie en milieu carcéral ne peut par être traité par la seule modification des modalités de prise en charge des patients-détenus. Il est urgent, notamment, de prévoir des aménagements de peine spécifiques aux malades mentaux, compte tenu de l’accentuation des pathologies psychiatriques résultant de la détention.
D’autre part, tout en admettant que les conditions d’hospitalisation de ces malades mentaux doivent tenir compte de leur qualité de détenus, la CNCDH émet de fortes réserves à l’égard de l’idée de l’application des règlements des établissements pénitentiaires au sein d’établissements hospitaliers. De façon plus générale, la loi devrait elle-même définir, ou à tout le moins encadrer avec précision, le contenu des « restrictions en relation avec celles imposées par les décisions judiciaires privatives de liberté » qui seraient apportées aux droits des détenus hospitalisés.
10. La double modification de l’article 717 du Code de procédure pénale, dont le texte actuel définit les différentes catégories d’établissements pénitentiaires dans lesquels les condamnés purgent leur peine, a pour objet et pour effet, en pratique, de supprimer la catégorie d’établissements – les « centres de détention régionaux » – dans lesquels sont actuellement affectés les condamnés à une peine de prison égale ou inférieure à cinq ans, ou dont le reliquat de peine est inférieur à cinq ans.
Cette réforme emporte au moins deux conséquences substantielles : d’abord la disparition de l’obligation légale de disposer d’un type d’établissement spécialement réservé aux détenus dont la réinsertion dans la société est relativement proche ; ensuite l’octroi à l’administration pénitentiaire de l’entière maîtrise de la répartition et des modalités d’affectation des condamnés, ses décisions n’étant prises que sur la base de la personnalité des intéressés, notamment leur éventuelle dangerosité, telle qu’elle l’aura elle-même évaluée, sans avoir à tenir compte du critère objectif du quantum de la peine ou du reliquat de peine à accomplir.
La CNCDH tient à attirer l’attention sur les deux points suivants : d’une part, eu égard à l’importance et aux conséquences pour les détenus et leur familles des décisions d’affectation, il est nécessaire qu’après la suppression du critère fixé par la loi, les décisions de l’administration pénitentiaire relatives à la répartition des détenus dans les établissements pour peines soient encadrées par des normes réglementaires, et que les garanties propres à assurer le respect de leurs droits fondamentaux soient accordées aux détenus intéressés ; d’autre part, il reste évidemment indispensable que, sous des formes nouvelles et quels que soient les établissements, les régimes de détention tiennent compte de la proximité du retour à la collectivité et de la préparation à la sortie.