Note de lecture
Cet entretien avec l’historien Enzo Traverso est publié dans la collection Conversations pour demain. La question « Où sont passés les intellectuels ? » concerne la Ligue des droits de l’Homme. D’abord en ce qu’elle interroge la figure de l’intellectuel dreyfusard (sa construction et sa mise en crise contemporaine), ensuite en ce qu’elle manifeste le passage de l’universel à l’expertise. Au croisement de ces transformations, Enzo Traverso réfléchit sur ce qui advient de la référence aux droits de l’Homme. La naissance de l’intellectuel, liée à l’histoire de la LDH, nous est bien connue. L’affaire Dreyfus est le moment fondateur de la figure de l’intellectuel visant l’universel, dont la fonction critique est à la fois éthique et politique. Le premier chapitre du livre manifeste l’importance de l’espace public dans la naissance de l’intellectuel : lieu intermédiaire entre la société civile et l’Etat, entre la sphère privée et des échanges économiques. Ce « champ magnétique dans lequel s’opposent des forces et des courants antagoniques » (p. 18) noue la presse, l’éducation scolaire mais aussi les expositions universelles. La dimension de médiation de l’intellectuel dreyfusard est, selon Enzo Traverso, défaite à la fois par la perte de son statut symbolique et son anéantissement par la puissance de médias détruisant la complexité du champ.
A l’intellectuel dreyfusard se substituent l’intellectuel médiatique et l’expert. L’expert « ne s’engage plus pour des valeurs et utilise ses compétences pour apporter de l’aide au pouvoir en place » (p. 38). L’intellectuel médiatique, pris dans le présentisme et le spectaculaire, efface la « tension dialectique entre le passé comme champ d’expérience et le futur comme horizon d’attente » (p. 101). Les réflexions autour de la notion d’intellectuel spécifique (distingué de l’expert) ouvrent cependant l’horizon de l’universel par l’évocation de la figure « d’intellectuels spécifiques qui mobilisent leur savoir pour exercer une fonction critique à visée universelle » (p. 84).
Ces mutations se traduisent d’abord par le changement de sens de la référence aux droits de l’Homme mais aussi par le harcèlement réactionnaire contre les positions antiracistes. D’un côté les droits de l’Homme sont réduits à « un humanitarisme opposé aux engagements [réputés] néfastes du passé » (p. 65), de l’autre la dénonciation d’un supposé terrorisme de la pensée antiraciste couvre la construction médiatique des soi-disant menaces (entre autres venues de l’islam) contre la culture européenne et les identités nationales.