A l’occasion de l’inauguration du square Saint-Bernard Said Bouziri, ce 23 juin 2012 (dès 15h00 hommage organisé par la section Paris 18, puis à 17h45 hommage officiel), vous trouverez ci-dessous le texte de Pierre Tartakowsky, président de la LDH, rendant hommage à Saïd Bouziri.Que serait le courage sans le sourire ? Il suffisait de voir Saïd et… on souriait. Même si la période était sombre, les perspectives difficiles, il suffisait qu’on l’aperçoive arriver dans la salle de réunion et, voilà, ça y était, on souriait. On souriait parce que… mystère. Il y avait évidemment son sourire à lui, lumineux, en tous temps et toutes saisons, mais il y avait davantage, une sorte d’allant, un optimisme effacé, propre à ceux qui en ont vu, et qui ont appris à ne pas confondre luttes et lamentations. On souriait aussi parce qu’on savait que Saïd venait de loin, qu’il avait traversé bien des tempêtes, qu’il avait rendu coup pour coup et que s’il avait réussi, cela valait bien la peine de poursuivre. Oh, le bonhomme ne payait pas de mine : ramené à des critères de commissariat, il était moyen : taille moyenne, corpulence moyenne, nez moyen… Type ? Ah, nord-africain, monsieur le commissaire, sans conteste. Nord-africain ? Saïd Bouziri, né et mort tunisien, était surtout l’image même d’une humanité résolue à ne pas se laisser enfermer ni dans des murs, ni dans des clichés.
Saïd avait connu l’exil, la stigmatisation sociale, le racisme inavoué. Comme des milliers d’autres avant lui, avec lui et hélas, après lui. Il ne s’y était pas laissé enfermer. En novembre prochain, il y aura trente ans qu’avec Jean-Paul Sartre et Michel Foucault, deux mille manifestants étaient venus soutenir la grève de la faim de Saïd au square de La Chapelle, qui faisait apparaître en pleine lumière, pour la première fois, un mouvement autonome des travailleurs immigrés dans ce pays. Le « Mouvement des travailleurs arabes », les grèves de 1973, « Radio Soleil Goutte d’Or », et bien sûr « Génériques », cette magnifique et si productive aventure tissant les fils du passé, du présent et de l’avenir commun, portée pendant des décennies par Saïd et par Driss El Yazami au long de plus de trente-cinq années de fraternelle amitié…
Saïd, avec son sourire mais surtout son courage, sa ténacité, aura contribué à changer l’histoire civique et sociale française ; il l’aura fait aux côtés de milliers de femmes et d’hommes qui furent ses compagnons d’exil et de lutte pour la défense des droits de tous. Et en se confondant avec eux, démontrant ainsi une modestie vraie, qui devrait être celle de tous les militants. Très loin de celles et ceux qui ne trouvent goût à la vie que du haut d’une tribune, Saïd était d’abord écoute. L’attention vraie qu’il portait à chaque être humain, l’inquiétude jamais apaisée de n’en avoir pas assez fait, de n’avoir pas été assez vigilant, la modestie d’un militant du collectif qui n’a cure des compétitions d’egos, l’éloignait des hommages convenus et des cérémonies officielles.
C’était, pour le dire simplement, un combattant, c’est-à-dire le contraire d’un ancien combattant. C’est d’ailleurs l’image que les militants de la Ligue des droits de l’Homme garderont, dans leurs esprits et dans leurs cœurs. Saïd reste pour la LDH, dont il fut le très sourcilleux trésorier national, le symbole de décennies d’engagements partagés avec le groupe de travail « Etrangers et immigrés », de la longue marche vers le droit de vote de tous les étrangers aux élections locales, de la naissance de la « Votation citoyenne ». Le jour, peut-être proche, où cette victoire sera remportée, notre cœur se serrera en pensant à lui, comme il s’est serré lors du printemps arabe en Tunisie. Saïd aurait, j’en suis certain, adoré scander « Dégage ». Et l’entendant, nous en aurions souri, à plein cœur.
Sa mort si injustement prématurée n’a pu et ne pourra effacer tout ce qu’il a construit pendant plus d’un quart de siècle, ce qu’il a partagé sans réserve, ce qu’il nous a transmis de si précieux, avec cette ténacité inébranlable qui nous fascinait tous, avec la force de conviction de celui qui ne hait pas mais qui ne renonce jamais face à l’injustice.
Le square Saint-Bernard, dans ce 18e arrondissement de Paris, qui était si pleinement le sien, porte depuis février 2012 le nom de Saïd Bouziri. C’est bien le moins, penseront tous ses amis et camarades de combats pour les droits et pour la dignité humaine. Mais la richesse et la beauté de ce qu’a été sa vie, de l’homme qu’il était, ne peuvent se résumer à quelques mots gravés sur des plaques de rue, ni à quelques paroles officielles. Elles restent vivantes en chacun de nous, tant que nous restons fidèles à tout ce qu’il a été, et que nous faisons exister ce à quoi il a consacré son existence. Le monde a besoin, plus que jamais, que tout cela ne se perde pas. Le monde a besoin que nous soyons à la hauteur de ce qu’il nous a donné.
Pierre Tartakowsky
Président de la Ligue des droits de l’Homme