La CNCDH vient de remettre son rapport annuel. Celui-ci note une baisse globale des actes et menaces à caractère raciste mais, en même temps, il souligne une montée de l’intolérance, une hausse importante des actes anti-musulmans et une stigmatisation croissante des Roms. Christine Lazerges, présidente de la CNCDH, revient sur les résultats et les enseignements à tirer de ce rapport.Q : Le rapport annuel de la CNCDH a été largement repris par la presse qui a mis l’accent sur l’inquiétude face à la montée du racisme. De fait, l’année 2013 a été marquée par des manifestations spectaculaires de ce racisme, notamment envers la garde des Sceaux. Mais qu’y a-t-il de réellement nouveau dans ce rapport ? A-t-on vraiment matière à s’inquiéter ?
En fait il y a quelque chose de positif dans le constat que nous faisons, c’est le recul du racisme « biologique », fondé sur l’appartenance supposée à une race. Même ce racisme n’a pas totalement disparu – et les attaques contre Christiane Taubira en sont un exemple –, il y a un virage dans les formes que prend le racisme. On a affaire à une société qui accepte de plus en plus de dire qu’il n’y a qu’une race humaine et qui, par exemple, accepte mieux les mariages mixtes. Cela montre une ouverture à la diversité et une prise de conscience de la richesse d’autrui différent.
Cependant – et c’est là un problème majeur – depuis quatre ans, on constate une régression continue de l’ « indice longitudinal de tolérance », qui est un indicateur réalisé par des chercheurs à partir de l’analyse d’un bouquet de questions : nous sommes quasiment revenus à la situation de 1991, date du premier rapport de la CNCDH sur le sujet. Et ce qui est inquiétant est que nous sommes face aux conséquences non seulement de la crise économique, mais aussi d’une véritable crise morale qui conduit au repli sur soi et à une crainte irraisonnée de l’autre. Et l’on observe que plus on a eu le privilège de faire des études longues moins on est touché par le racisme. Cela interpelle sur les moyens offerts aux jeunes et aux moins jeunes de s’ouvrir sur d’autres cultures ou d’autres religions que la leur. Il semble bien que moins on a eu l’occasion de côtoyer autrui plus on en a peur.
Le constat que l’on peut faire est que notre société a beaucoup de peine pour donner un avenir et une espérance à ceux qui ont le moins bénéficié de l’école. Et ce phénomène est partiellement déconnecté du fait d’avoir ou non un emploi. Ce qui est décisif pour avoir confiance dans l’avenir et dans l’autre, c’est d’être outillé intellectuellement.
Q : Mais ce phénomène d’ensemble touche-t-il de façon identique toutes les cibles traditionnelles du racisme ?
Il y a en la matière des évolutions différentes. Ainsi, depuis deux ans, il y a une stigmatisations de la communauté rom qui est insensée : de façon quasi irrationnelle les quelques 15 000 Roms concentrent sur eux ce besoin de rejet qui semble se manifester chez trop de nos concitoyens. Nous n’avons pas le recul suffisant pour analyser correctement cette situation et ses causes et c’est un focus que nous devons avoir pour nos prochains travaux, mais il y a là une situation assez nouvelle qui est véritablement celle de boucs émissaires.
Pour l’islam, qui est l’autre grande cible du rejet que nous constatons, le phénomène est différent : c’est une peur de l’envahissement et le rejet d’une religion qui est accusée d’être trop visible. Cela va d’ailleurs de pair avec une beaucoup moins grande visibilité du christianisme et une visibilité à la marge du judaïsme. Un temps, la crainte et le rejet de l’islam ont cherché une justification dans la peur du terrorisme. Désormais se manifeste surtout un refus de la visibilité de cette religion, et, dans les études que nous avons fait réaliser, il apparaît que cette religion fait peur à cause de cela.
Q : Dans un des documents annexés au rapport figure une étude de l’institut CSA fondée sur des entretiens « qualitatifs » approfondis avec un échantillon de personnes. Les auteurs définissent quatre catégories d’attitudes face au racisme : les racistes décomplexés, les « malgré eux », les résistants et les indignés. Or, ils constatent une disparition des indignés dans leur échantillon, c’est-à-dire ceux qui refusent absolument le racisme et entendent le combattre sans concession. Qu’en pensez-vous ?
Ce phénomène de disparition des indignés, ou du moins de leur baisse, à un niveau tel qu’ils n’apparaissent pas dans l’échantillon est un phénomène auquel on doit réfléchir. Je pense qu’elle est à mettre en relation avec la chute du militantisme dans nombre de domaines et il faudrait creuser cette question. N’est ce pas lié à la crainte du chômage notamment chez les jeunes? Dans un monde où la concurrence face à l’emploi est perçue comme féroce, certaines études sont considérées comme si difficiles et décisives qu’on ne milite plus.
Je ne pense pas que ce phénomène soit typique de l’antiracisme mais c’est lié à la difficulté d’être militant et en même temps de construire sa propre vie sociale et familiale. La segmentation de la société joue aussi beaucoup.
On le voit dans les partis politiques, les ONG, les syndicats : le renouvellement des générations pose problème. Et on le perçoit de la même façon dans les manifestations antiracistes. Cela dit, c’est une question à travailler. Il y a tout de même un paradoxe à ce que ce soit Stéphane Hessel qui, à plus de 90 ans, ait écrit Indignez-vous ! et non un jeune de 25 ans.
Il y a malgré tout quelque chose qui fonctionne toujours, en particulier chez les jeunes, c’est le besoin d’action concrète au plan local (dans le social notamment) ou lorsqu’est en jeu une personne précise, par exemple une victime d’acte raciste, que l’on peut identifier. En revanche la défense de grandes causes nationales a plus de mal à accrocher des militants.
Q : Finalement, est-ce que la situation est désespérée ou est-ce qu’il y a encore quelque chose à faire ?
Il y a incontestablement une bataille à mener et la situation n’est pas désespérée : on ne nait pas raciste, on le devient. Il n’y a qu’à voir combien, dans les écoles maternelles, les enfants acceptent la différence que ce soit le handicap ou la couleur de peau ou tout autre différence. Les choses se gâtent après.
Pour moi trois termes sont décisifs pour conduire cette bataille et ils sont mis en avant dans le rapport : éducation, formation, culture.
Les pouvoirs publics doivent jouer tout leur rôle en ce domaine. Mais en tant que présidente de la CNCDH, je souhaite que notre message puisse être partagé avec l’ensemble des citoyens et que chacun se sente concerné et partie prenante, là où il est, d’une parcelle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. On est tous un jour ou l’autre confronté à un incident de nature raciste ou xénophobe et on devrait avoir l’audace d’intervenir, dans un autobus, sur le trottoir, au cinéma… Une cause nationale – et la lutte contre le racisme en est une – doit être portée par l’ensemble des citoyens.
Bien évidement, le rôle des enseignants, quelle que soit leur catégorie, est décisif ; nous comptons beaucoup sur eux ; enseigner, c’est transmettre et il y a une cause à transmettre quoi qu’on enseigne : la lutte contre le racisme. Mais c’est aussi la responsabilité des familles et plus généralement de chacun d’entre nous.
Il faudrait que soit compris que le pacte républicain implique, si l’on ne veut pas qu’il explose, que l’on rejette le racisme. Il y a une utilité sociale première à s’en préoccuper, pour nous tous.