Par Hélène Bouneaud, bulletin « Les droits de l’Homme en Amérique latine »
Lorsqu’en octobre 2007, la Fifa a attribué l’organisation de la Coupe du monde de football au Brésil, pour la seconde fois de son histoire, la fierté de la majorité des Brésiliens était évidente, pas seulement parce que le Brésil a la passion du football et rêve d’un succès, le sixième. Ses habitants voulaient y voir aussi une reconnaissance de la grandeur de leur pays, devenu en quelques années une puissance mondiale respectée, membre du G20 grâce à une intense activité diplomatique, mais aussi à l’impulsion donnée à son économie, aux progrès du développement humain réalisés depuis 2003 et l’arrivée au pouvoir symbolique, avec Lula l’ancien ouvrier et syndicaliste, de « l’autre Brésil », celui des travailleurs, des pauvres, des exclus, ceux pour qui « o futebol » représente d’abord une fête.
Pour justifier les dépenses auxquelles le pays s’engageait en acceptant l’organisation, le gouvernement les a inscrites dans un cycle d’investissements favorables au développement du pays, avec la construction d’infrastructures pérennes nécessaires à la poursuite du développement économique, à la création d’emplois et s’est engagé à faire respecter une politique « vertueuse » à l’égard des droits sociaux sur les chantiers. L’Etat s’était aussi engagé à ce que les stades et autres structures sportives seraient conçus pour durer et servir à la population dans le temps.
Les Brésiliens ont mis six ans à découvrir l’envers du rêve, que le football mis en scène par la Fifa et la Confédération brésilienne était pur business mondialisé, et que le modèle prôné par la Fifa était tout simplement ruineux pour un pays dit émergent.
Il y a un an exactement, en juin 2013, lors de la Coupe des confédérations, répétion générale de la Coupe du monde, sous les yeux médusés du monde entier, une grande partie de la population brésilienne descendait dans les rues pour contester la légitimité des énormes investissements dans les infrastructures de la coupe. Les manifestants clamaient leur colère à la révélation des coûts faramineux – estimés à onze milliards de dollars en 2014, bien au-delà des budgets prévisionnels – de la construction de stades neufs, d’agrandissements d’aéroports, de créations d’autoroutes. Ils réalisaient aussi que la promesse d’une participation majoritaire du secteur privé dans les investissements n’avait pas été tenue et qu’au contraire, la Banque publique de développement économique et social (BNDES) allait financer les retards et les surcoûts des stades construits en partenariat public-privé, et plus particulièrement le Maracana de Rio de Janeiro, symbole entre les symboles du football brésilien et maintenant de la gabegie financière. Pour les autoroutes, les aéroports, les stades construits sur fonds publics, les surcoûts – du simple au double – ne sont pas une erreur de planification, ils correspondent à un calcul économique des entreprises privées constructrices : plus les travaux prennent du retard et plus grandes sont leurs exigences de paiement supplémentaires. Les manifestants avaient compris que la dette contractée pour ces investissements serait payée sur quinze ans sur les budgets publics, au détriment d’autres investissements dans les services publics de santé, d’éducation, de transports, dans le logement. Les perspectives d’une amélioration continue de leur situation, qu’ils croyaient assurée – depuis dix ans l’amélioration des conditions de vie et de travail était une réalité – devenaient plus incertaines, d’autant que la situation économique du pays subissait quelques difficultés du fait de contraintes extérieures (la politique monétaire des Etats-Unis, la contraction de la demande chinoise, le chaos vénézuélien, les contentieux avec les partenaires du Mercosur). A cela s’ajoutait l’outrage au sentiment national provoqué par des déclarations méprisantes d’officiels de la Fifa à l’égard du Brésil, coupable de retards dans la construction des sites sportifs, doutant de sa capacité à réaliser dans de bonnes conditions et dans les temps un grand événement sportif.
Ces manifestations ont révélé un certain désenchantement de la population : ils veulent un peu plus que la fête du football, une vie meilleure et plus digne, et exigent de leurs élus qu’ils tiennent leurs promesses et luttent contre la corruption, le gaspillage d’argent public. Ils sont aussi déçus des avantages promis : certes cent mille emplois ont été créés à cette occasion, dont la moitié dans la construction, le reste dans le secteur du tourisme, mais combien seront pérennisés après la Coupe du monde ? Les infrastructures, surtout de transports, sont fonctionnelles pour l’événement sportif, essentiellement dans les capitales où se déroulent les compétitions, mais ailleurs ? A titre d’exemple, les habitants de Manaus sont très amers car des infrastructures routières qui auraient désenclavé et desservi des quartiers populaires, prévues dans le projet d’origine, ont été abandonnées, jugées inutiles pour l’événement sportif par la Fifa. Le sentiment d’être en grande partie dépossédés de la fête est renforcé par le prix des places de stade, traditionnellement accessibles même à ceux qui gagnent le salaire minimum, devenus prohibitifs mais conformes aux critères tarifaires de la Fifa. Et le fait que 90 % des bénéfices de la Coupe reviendront à la Fifa, et seuls 10 % au Brésil, renforce leur sentiment d’avoir été dupés.
Un an plus tard, à l’ouverture de l’événement, le niveau du mécontentement n’est pas retombé, comme l’ont prouvé entre autres les récentes grèves très médiatisées des employés du métro de Sao Paulo, de ceux des aéroports de Rio, les mobilisations des « SansToits » – et en particulier les cent soixante-dix mille familles expulsées de leurs habitations, précaires ou non, pour laisser place aux stades et autres infrastructures – même si les foules ne sont pas aujourd’hui au rendez-vous des manifestations. La gestion musclée de la crise en 2013 par la police militaire, et des manifestations de 2014, a choqué, mais le quadrillage sécuritaire planifié entre les organisateurs de la Coupe et la Fifa, et organisé par l’armée pour la durée de la Coupe inquiète, à raison.
Dans les favelas (bidonvilles) à proximité de la plupart des sites des rencontres, et plus particulièrement à Rio, les opérations dites de pacification-occupation menées depuis plusieurs années ont pris, à partir du mois de mars, la tournure d’une guerre ouverte avec l’intervention massive de troupes d’assaut militaires contre les bandes de trafiquants de drogue soutenus par des milices para-policières, qui souhaitaient prendre leur revanche et reconquérir ces territoires qu’ils contrôlaient auparavant. La population, soulagée dans un premier temps de l’arrêt des trafics de drogue et d’armes, se plaint des violences exercées par l’armée et par les unités de police de pacification installées dans les favelas dites pacifiées, accuse ces dernières de torturer et tuer des jeunes soupçonnés de délinquance. Par ailleurs, elle ne croit plus à l’efficacité des programmes de pacification par manque d’amélioration des services de base, tels que les transports et services de santé. En outre, dans les dernières opérations d’occupation des favelas, les droits des habitants ont été violés par des perquisitions sans mandats.
Pour garantir la sécurité autour des stades et leurs accès, à la demande de la Fifa et des organisateurs, des zones d’exclusion ont été décrétées, dans lesquelles quelques milliers de militaires contrôlent les déplacements des populations, suppléant les défaillances de la police. Des milliers de caméras de surveillance ont été installées et des drônes ont été achetés à grands frais pour survoler Rio pendant la phase finale. Coût de ce dispositif sécuritaire : 900 millions de dollars, et ce n’est pas la sécurité du Brésilien ordinaire qui s’en trouvera améliorée. Pire, les risques d’atteinte à la liberté d’expression, de réunion, de manifestation sont très élevés : la police a carte blanche pour arrêter les contestataires, même pacifiques, et les placer en détention, ceux-ci pourraient se retrouver en comparution immédiate devant des tribunaux susceptibles d’appliquer des textes législatifs destinés à lutter contre le terrorisme. Autre signe préoccupant, deux mois avant l’ouverture de la Coupe, une grande opération militaire de sécurisation des frontières contre le risque terroriste a été menée. A l’intention de quel ennemi était destiné ce déploiement de force ?
Depuis plus de deux semaines, la compétition a commencé et les Brésiliens vibrent au jeu de leur équipe et des autres, mais après le 13 juillet et la finale, les touristes et médias du monde entier repartis, la société brésilienne fera les comptes. On peut anticiper la reprise de la contestation de la gestion politique et financière de l’organisation de la Coupe du monde, de la corruption, des empiètements de la Fifa sur les prérogatives des politiques, des dérives sécuritaires, en bref des atteintes à la démocratie. On ne peut préjuger de leur impact sur les prochaines élections de novembre, mais ces questions continueront de parcourir et peut-être agiter la société brésilienne jusqu’aux Jeux olympiques de Rio, en 2016, au moins.