Résolution adoptée par le 83ème congrès de la LDH, Lille – 3, 4 et 5 juin 2005
L’indivisibilité des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels, reconnue par la LDH dès 1936, fut établie par la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948 : « Toute personne en tant que membre de la société […] est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité ». Si la LDH n’a pas à prendre position sur la nature du système économique, elle est légitime, en revanche, à rappeler que toute politique économique et sociale doit conduire à la satisfaction des droits affirmés par la DUDH et par le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels de 1966. C’est à ce titre qu’avec la notion de « citoyenneté sociale », avancée lors de son congrès de 1993 par sa présidente Madeleine Rebérioux, la LDH réaffirmait la nécessité de garantir les droits économiques et sociaux sans lesquels la défense des droits de l’Homme serait incomplète. Cette exigence, hélas, n’a rien perdu de son actualité.
La société française, comme celles d’autres pays occidentaux, connaît une crise économique, sociale et politique profonde. Le travail, sa place, sa reconnaissance sociale, sa contribution aux mécanismes de solidarité qui fondent le lien social sont au cœur de cette crise. Alors que les grands groupes enregistrent des bénéfices records, la répartition de la valeur ajoutée se fait de plus en plus au détriment des salariés cependant que les mécanismes de solidarité sont remis en cause au nom de la compétitivité économique internationale. La santé au travail se dégrade. L’exercice des droits syndicaux se heurte à d’importantes entraves, la répression frappe durement les syndicalistes, les menaces et les agressions visant les inspecteurs et les contrôleurs du travail se multiplient. Le chômage augmente, la marginalisation, voire l’exclusion, affectent des populations et des « quartiers » entiers. La précarité touche, à des niveaux divers, toutes les catégories sociales et professionnelles et nourrit une vraie crise de confiance envers l’école, les institutions publiques, la démocratie, le cœur des valeurs de la République et donc l’avenir… Loin d’y remédier, les réponses politiques de ces dernières années naviguent trop souvent entre un accompagnement sans ambition et des réponses sécuritaires qui ignorent la dimension sociale des problèmes posés. Elles altèrent la cohésion de la société et les libertés.
Le modèle salarial qui a dominé la période des « Trente glorieuses » est remis en cause. Adapté à une société industrielle de plein emploi, il résiste mal à une crise durable qui, dans notre région du monde, ralentit la croissance, s’appuie sur un chômage de masse et installe la précarité au cœur du système productif notamment en raison des délocalisations. Face à la mise en cause de notre modèle d’organisation sociale, il faut construire de nouvelles perspectives.
Le travail salarié n’est pas, pour le plus grand nombre, le moyen de réalisation de soi et la source de reconnaissance, d’intégration et de construction de lien social qu’il devrait être. Mais il ne saurait être réduit à une source de souffrance d’exploitation et d’aliénation. Il demeure une valeur centrale par delà les transformations de sa nature, de ses conditions et de son statut, car il conditionne la relation entre l’individu et la société. Aujourd’hui, comme hier, le temps des chômeurs n’est pas un temps libre, notre société n’est pas une société de loisirs, et le revenu de substitution à l’emploi ne peut être qu’un pis-aller. Seule l’augmentation du taux d’activité, la réduction du chômage, une meilleure qualité de l’emploi, l’amélioration de sa rémunération et sa stabilité, comme le respect du droit au travail et du libre choix de son travail, peuvent assurer la sécurité et la liberté de tous.
Il faut donc aller au cœur du problème, critiquer le modèle de production aujourd’hui en place en France comme ailleurs, répondre aux arguments de ceux qui le présentent comme le seul possible et avancer des propositions alternatives. Ce modèle s’inscrit dans la mondialisation du capitalisme, caractérisée par la libre circulation des informations, des capitaux, des services et des marchandises, par la financiarisation outrancière et la spéculation, par la mise en concurrence généralisée des entreprises, des travailleurs du Nord et du Sud, mais aussi des modèles sociaux. À l’échelle de l’entreprise, les actionnaires ont renforcé leur pouvoir sur les dirigeants et a fortiori sur les salariés ; la recherche de profit maximal à court terme impose, trop souvent, une gestion à courte vue qui place la production dans la dépendance exclusive du marché et fait de la flexibilité une panacée. Les salariés deviennent simple « ressource humaine » et sont gérés comme une variable d’ajustement. Le contenu du travail s’en trouve transformé avec l’individualisation des fonctions et des postes, l’intensification du travail tant physique que mental, la responsabilisation et l’exigence de résultats qui pèsent sur chaque salarié.
Le monde du travail se restructure, les collectifs de travail se délitent, les statuts se multiplient, les salariés, mis en concurrence, sont divisés entre les plus qualifiés – insérés et mobiles -, les précaires – soumis aux fluctuations et aux incertitudes – et enfin les plus fragiles – marginalisés, voire jugés, selon une formule inacceptable, « inemployables ». Simultanément, les logiques de discrimination et d’inégalité (en fonction du sexe, de l’âge, des origines réelles ou supposées, de la religion, etc.) traversent les entreprises et y trouvent pour une large part leur source. Trop d’entreprises recourent au travail clandestin dont les immigrés, en situation régulière ou non, ne sont pas les seules victimes. À l’échelle des politiques publiques, le système de protection sociale, historiquement construit sur la base d’emplois stables, est présenté comme un fardeau que notre pays n’aurait plus les moyens d’assumer pour affronter la concurrence internationale. Selon les arguments convergents du gouvernement et du patronat, il faudrait « remettre les Français au travail », restructurer le marché du travail et « moderniser » le système social. Autrement dit et très concrètement, diminuer les droits et les moyens de la solidarité, à commencer par ceux de l’impôt et des cotisations sociales, assouplir la sortie de l’emploi pour soutenir l’emploi ! Expérience faite, l’affaiblissement des règles du droit du travail et des administrations chargées de les contrôler tendent à casser le droit collectif protecteur des salariés au profit de la « négociation » individuelle du contrat de travail. Les nouvelles lois facilitant les licenciements ou vidant la loi sur les 35 heures de ses aspects positifs n’ont pas libéré l’embauche : au contraire, le chômage revient à ses sommets.
D’autres politiques économiques et sociales sont possibles. D’autres modèles de gestion montrent qu’un système assurant un haut niveau quantitatif et qualitatif d’emploi permet de conjuguer flexibilité de la production, sur la base de l’innovation, et sécurité des salariés, leur permettant d’actualiser leurs compétences tout au long de la vie. De même, les revendications et les propositions portées par les organisations syndicales et plus largement par le mouvement social attestent d’autres besoins sociaux, d’autres ambitions. Il ne s’agit ni de copier tel ou tel modèle, ni d’inventer de toutes pièces des solutions clés, en main mais, à partir de toutes ces expériences, de penser des politiques économiques et sociales tournées vers l’emploi, la solidarité et la satisfaction des besoins du plus grand nombre. On pourra alors construire une économie moderne couplant développements économique, social et environnemental, croissance et emploi, formation, recherche, innovation et production : il faut désormais mettre les actes en harmonie avec les paroles. Pour cela, il faut que l’Union européenne et ses États membres abandonnent la priorité absolue au marché et à la concurrence.
Une protection sociale et professionnelle des travailleurs et des services publics efficaces loin d’être un obstacle, constituent au contraire un point d’appui pour le progrès économique. Le droit à la sécurité et à la santé physique et morale au travail, droit fondamental, doit être traité par l’État et les partenaires sociaux comme un enjeu majeur. Si les parcours professionnels alternent désormais phases de travail (salarié ou non, à temps plein ou à temps partiel), de recherche d’emploi ou de congé (sabbatique, de formation ou de reconversion…), la nécessaire continuité des droits doit devenir la règle et passer par de nouvelles modalités : les droits individuels et collectifs devraient moins être liés à un type particulier d’emploi et davantage à la personne, tout au long de son itinéraire spécifique. Il faut construire de nouveaux dispositifs de droits tout au long de la vie, intégrer les différents temps sociaux, pour tenir compte du fait que le travail n’est qu’un temps parmi d’autres de la vie des individus.
Plus que jamais, l’ordre public social doit être garanti. La loi qui reconnaît et met en œuvre un socle de droits fondamentaux doit s’imposer aux parties dans les conventions collectives et les contrats de travail. La garantie des droits doit être la même pour tous et en tous lieux.
Le dialogue social est plus que jamais nécessaire. En s’appuyant sur de nouveaux outils, il doit inclure, outre les employeurs et les travailleurs, en activité ou non, représentés dans la diversité de leurs organisations, d’autres « parties prenantes » : usagers, consommateurs, élus, etc. Ces nouvelles procédures doivent assurer la permanence des droits collectifs et la citoyenneté dans l’entreprise.
Il faut ainsi lier, et non opposer, les dimensions sociale et économique du travail pour engager une nouvelle dynamique, rétablir un nouvel équilibre des comptes sociaux, résorber le chômage, la précarité et l’exclusion. C’est le seul moyen d’assécher la source de la fragmentation sociale, de la violence et des réponses liberticides qui y sont apportées par un pouvoir politique conjuguant libéralisme économique et régression sociale. C’est inscrire la légitimité de droits nouveaux au cœur d’une société solidaire, assurant un développement durable qui réponde aux besoins présents sans compromettre l’avenir. Cette volonté de développement durable doit aussi intégrer la solidarité internationale et le combat pour une meilleure protection et une meilleure rémunération des travailleurs des pays en voie de développement.
Le chantier est ambitieux, la Ligue des droits de l’Homme doit y prendre toute sa place, aux côtés de ses partenaires traditionnels que sont les syndicats mais aussi avec d’autres acteurs, comme ceux de l’économie sociale, en France, en Europe et au plan international. Tel est le sens de son engagement dans les forums sociaux. Face à la mondialisation de l’économie, face à « la raison économique », c’est la mondialisation des droits, de tous les droits, qu’il faut promouvoir pour qu’ils deviennent vraiment universels. La LDH entend lutter, face à cette « société de marché » et à cette régression qu’on veut nous imposer, pour mettre l’économie au service de l’Homme et non l’inverse, contribuer à construire une société plus égale, plus sûre, plus libre, pour toutes et pour tous.
Résolution adoptée à l’unanimité, moins 7 contre et 12 abstentions.