Résolution adoptée par le 84ème congrès de la LDH, Saint-Denis – 30, 31 mars et 1er avril 2007
Un déficit de démocratie
Le hiatus est profond entre la façon dont les institutions fonctionnent et les attentes, les besoins en matière de démocratie. Il s’alimente aux mutations qui travaillent les champs du politique, du social, de l’économique, de la représentation et de la décision. Il prolifère sur les décalages croissants entre la réalité des populations et leurs représentations ; entre les lieux de pouvoir théoriques – élus – et les lieux de pouvoirs réels – désignés ; entre les objectifs affichés et les politiques suivies. Il se nourrit enfin des inégalités croissantes, et des renoncements aux solidarités qui fondent un vivre ensemble citoyen.
Il s’agit d’une véritable crise qui affaiblit la crédibilité de l’action politique, du suffrage universel, de la représentation publique, et qui mine les valeurs républicaines de liberté, d’égalité, et de fraternité. Cette crise traverse les débats sur l’actualité électorale, politique et sociale ; la réflexion qu’elle appelle ne saurait être ramenée à ses dimensions techniques : durée du mandat présidentiel, définition des pouvoirs respectifs du Président et du Premier ministre, statut et rôle de la magistrature, nécessité d’une réécriture constitutionnelle…
Elle ne peut pas davantage être cantonnée dans les frontières nationales, voire européennes, car elle participe d’une réalité mondiale, d’une phase historique nouvelle, marquée par une redistribution des cartes entre institutions internationales, gouvernements nationaux, entités continentales, groupes multinationaux, élus issus du suffrage universel, sociétés civiles. C’est donc à tous ces niveaux qu’il y a urgence à redonner à la décision politique une légitimité forte, enracinée dans le débat et l’universalité du suffrage ; à innover, pour construire une démocratie au rendez-vous de l’histoire, une République en phase avec les besoins du monde.
Action politique, citoyenneté et représentativité
Nous postulons que les affaires humaines ne peuvent être abandonnées au monde des affaires, que le destin collectif se forge dans les débats qui le mettent en jeu et nous savons que la démocratie n’est jamais acquise une fois pour toutes. La défendre face aux discours de haine, d’égoïsme ou de renoncement, quand ce ne sont pas, hélas, des actes, implique de lui assurer une réelle assise citoyenne.
Cela suppose d’abord un engagement réel pour l’égalité des droits, contre les inégalités et l’insécurité sociale qui nourrissent pour une large part la crise du politique. Alors que les institutions d’une démocratie doivent articuler l’économique et le social en fonction de l’expression de la volonté générale, depuis plusieurs décennies cette articulation est mise à mal, au nom d’une prétendue prééminence de l’économique sur le social. Il est urgent de rompre avec cette désarticulation du politique qui a fortement contribué à miner la confiance des citoyens envers les institutions.
Cela suppose aussi d’en finir avec diverses exclusions et discriminations.
Depuis sa naissance, la démocratie française a écarté les femmes de l’exercice du pouvoir, institutionnellement jusqu’en 1946, et encore aujourd’hui dans la pratique quotidienne. Leur sous-représentation politique est d’autant moins acceptable qu’on a vu ces dernières années les femmes occuper une place grandissante à la tête d’entreprises, de syndicats, de partis politiques, en France comme ailleurs dans le monde. Rompre avec cette discrimination, promouvoir une authentique mixité des droits relève d’une volonté politique à tous les échelons, décidée à agir sur les mentalités, car le combat pour l’égalité dans la représentation politique ne saurait faire oublier la lutte tout aussi nécessaire contre les discriminations sociales et professionnelles et contre les violences persistantes qui frappent les femmes.
Une grande partie de la jeunesse voit aussi ses droits contestés et sa participation à la vie collective compromise. Alors que le niveau général d’information et de formation s’est élevé, la jeunesse voit s’accumuler les difficultés sur la route du droit à l’éducation. Arrivée au seuil de l’emploi, elle trouve souvent porte close ou se voit refoulée à ses marges précaires. Pire encore, elle se voit désignée comme nouvelle classe dangereuse, cristallise les fantasmes sécuritaires et fait les frais de stratégies policières trop souvent indignes d’un Etat de droit. Les mouvements de jeunes contre le CPE et pour une inscription massive sur les listes électorales le disent clairement : c’est l’exercice de la citoyenneté et la participation au débat public qui doivent être encouragés, plutôt que la répression ou la ségrégation. L’avenir de la République, pour une large part, passe par cet engagement de la jeunesse.
Les résidents étrangers non communautaires, installés durablement en France, se voient dénier le droit de vote et d’être élus, ce qui prolonge d’anciennes injustices et met la France en retard sur nombre de ses voisins.
Les gens du voyage, citoyens français, outre les diverses restrictions concernant le droit à stationner, circuler, éduquer leurs enfants etc., se voient refuser de fait l’accès à certains emplois y compris de la fonction publique. De plus, ne pas être sédentaire les prive de l’accès au droit de vote.
Notre démocratie a besoin des femmes, des jeunes, des étrangers, de toutes celles et de tous ceux qui la font vivre. Nos institutions doivent donc s’ouvrir à cette diversité et fonctionner davantage à son image. La République ne se refondera pas sans inscrire, de manière structurante, volontaire et tenace, l’égalité entre femmes et hommes dans les institutions comme à tous les niveaux de la vie sociale. Elle ne sera durable qu’en faisant toute sa place, preuves à l’appui, à la jeunesse et à ses préoccupations. Elle ne sera fraternelle qu’en étant juste.
Le droit de vote des étrangers, au-delà de cette simple dimension, a également la vertu de rapprocher les représentations des réalités démographiques. Il constituera un pas vers une « démocratie cosmopolite », où l’exercice du droit de vote – et au-delà – ne serait pas strictement conditionné par la nationalité, mais prendrait en compte une identité plurielle par une citoyenneté de résidence.
Améliorer la démocratie représentative
Dans le même esprit, la participation et les moyens d’expression des minorités politiques doivent être mieux assurés dans toutes les assemblées politiques, afin d’asseoir les décisions prises sur des délibérations publiques ouvertes aux divers courants de pensées. Les régimes électoraux doivent être mis au service de ces objectifs. Cela passe par un plus large recours aux scrutins proportionnels. Cela suppose aussi l’interdiction du cumul du mandat parlementaire avec toute fonction exécutive locale et du cumul des fonctions exécutives locales entre elles.
Cette mesure est indispensable à la fois pour assurer la qualité d’exercice du mandat, pour fluidifier l’accès aux responsabilités, pour faciliter la parité ainsi que les passages de relais générationnels. La question du renouvellement des mandats appelle des réponses plus nuancées, en fonction des mandats et de leur importance décisionnelle, pour tenir compte de la nécessité de briser des enracinements féodaux et de continuer à permettre l’utilisation judicieuse de l’expérience et un libre choix des électeurs. Ni le mandat non renouvelable, ni la situation actuelle de renouvelabilité indéfinie ne sont de nature à concilier ces deux impératifs.
Les responsabilités républicaines ne doivent pas être « professionnalisées », mais au contraire ouvertes à tous sans distinction sociale ou de profession ; l’élaboration d’un statut de l’élu ne doit pas être envisagée dans une logique de professionnalisation du politique, mais au contraire pour lui permettre d’exercer pleinement ses responsabilités tout en lui ouvrant des droits facilitant, en fin de mandat, le retour à la vie professionnelle ou civile.
Territoires et décisions
Aujourd’hui, les « territoires économiques et sociaux » ne recouvrent plus les « territoires de représentation élective » ; trop souvent, les institutions élues au suffrage universel se voient chapeautées par d’autres, non élues directement et forcément moins connues des électrices et des électeurs, bien que concentrant l’essentiel de la décision. C’est évidemment le cas des communautés d’agglomération et autres structures intercommunales qui exercent l’essentiel des compétences communales – avec les tensions qui résultent de leurs processus opaques de désignation et de gestion.
Alors que les zones rurales souffrent de discriminations liées à des phénomènes de dépeuplement, les pouvoirs publics doivent lutter contre la désertification des petits villages, notamment en y maintenant les services publics de base (école, poste…) et en incitant par des mesures appropriées au maintien ou à la création de services de proximité privés (médecins et auxiliaires médicaux, épicerie, lieux de rencontre tels que cafés…), et favoriser le développement l’activité rurale traditionnelle (maintien des petits agriculteurs/éleveurs, promotion des petits commerces et marchés locaux contre l’extension des grandes surfaces) par des mesures économiques, politiques et financières appropriées.
D’une façon plus générale, on peut s’interroger sur l’articulation des niveaux territoriaux (communal, intercommunal, départemental, régional, national, européen) et sur l’inadéquation de l’organisation démocratique de certains d’entre eux avec l’état actuel de la société. Ainsi, le mode d’élection des conseils généraux n’assure aucune représentativité réelle ni aucun contrôle civique sérieux, dans une France aujourd’hui très majoritairement urbaine. Cette inadéquation est largement illustrée par le mode d’élection et par la composition du Sénat.
Aux niveaux européen et mondial, la conjugaison de l’intergouvernementalité et de la technostructure s’ajoute aux déplacements d’échelle pour donner l’impression que les enjeux de la gouvernance mondiale sont trop importants pour relever de processus démocratiques.
Le suffrage universel doit reconquérir la réalité du pouvoir dans ces « territoires décalés ». Cela vaut pour l’intercommunalité, comme cela vaut pour l’Europe. Et il n’est pas utopique de demander que la communauté internationale crée les voies originales qui permettent un contrôle citoyen de pouvoirs mondiaux d’ores et déjà considérables.
Pour un fonctionnement démocratique des institutions européennes
Au sein des institutions de l’Union européenne se joue une part essentielle du contenu des régulations et des dérégulations qui touchent tant les Etats membres que le processus de la mondialisation. Là se met en place l’essentiel des politiques nationales, en termes législatifs et normatifs, dans les domaines économiques, fiscaux et sociaux… le plus souvent en s’appuyant sur le seul droit de la concurrence et en préconisant un « laisser-faire » antinomique à la construction européenne elle-même. Ce formatage est obscurci par un jeu de défausse entre gouvernements nationaux et Commission européenne, qui a pour principale conséquence de dessaisir les opinions publiques de la réalité des enjeux et des responsabilités.
Non compétentes pour l’essentiel des régulations sociales qui restent du domaine national, les institutions européennes n’ont pas les attributions qui leur permettraient d’exercer leur pouvoir de décision de façon conforme à la démocratie. Les conséquences sociales de leurs décisions économiques sont alors réglées, pays par pays, selon les divers rapports de forces locaux.
Inverser cette situation, faire jouer à l’Union européenne un rôle progressiste dans la « gouvernance mondiale » en construction implique de combler le déficit démocratique qui grève son fonctionnement institutionnel, de faire reculer la prépondérance bureaucratique dans le processus décisionnel, de faire jouer tout son rôle au Parlement seule instance élue démocratiquement au niveau européen, de réduire la distance avec le suffrage universel et de surmonter les réticences à se construire pleinement en acteur politique. Enfin, le cœur de l’Union doit échapper aux logiques chères à la banque européenne, pour battre au tempo de politiques sociales et fiscales décidées collectivement et non plus bloquées par l’alibi d’une subsidiarité paralysante.
Responsabilité politique et équilibre des pouvoirs
Le présidentialisme qui caractérise la Vème République produit une concentration de pouvoir hors d’atteinte de tout contrôle politique entre deux élections : contrairement à tous les autres gouvernants européens, le Président de la République française n’est politiquement responsable devant personne.
L’élection présidentielle au suffrage universel direct, qui paraît irréversible, n’empêche pourtant pas, dans plusieurs pays européens (Autriche, Finlande, Irlande, Pologne, Portugal, etc.), la limitation de la fonction présidentielle à des compétences de gardien des équilibres institutionnels et de (co-)décideur diplomatique et militaire. Suivre ces exemples permettrait, au prix d’une révision constitutionnelle limitée, de redonner au Gouvernement, comme dans tous les autres pays européens, la plénitude des compétences gouvernementales, et au Parlement la plénitude de son pouvoir de contrôle.
Il est inacceptable que, dans le domaine des affaires étrangères, la notion de domaine réservé dessaisisse trop souvent le parlement et l’opinion publique. Il convient que le pouvoir exécutif en France apprenne à rendre compte dans la transparence de son propre fonctionnement, de ses choix diplomatiques et militaires en particulier dans ses rapports avec le continent africain.
Quant au Conseil constitutionnel, qui n’est pas à même de remplir pleinement sa mission de garant du respect de la Constitution et des droits fondamentaux, il ne peut y parvenir que si d’une part ses membres sont désignés, comme c’est le cas par exemple en Allemagne, par une majorité de députés assez fortement qualifiée pour assurer le pluralisme et éviter les nominations partisanes, et si d’autre part sa saisine est ouverte aux citoyens à l’encontre de lois déjà entrées en vigueur.
Dialogue civil, dialogue social
Le décalage entre le principe de représentation démocratique et la réalité du pouvoir engendre démobilisation citoyenne, désaffection électorale, déficit de confiance à l’égard des partis et du personnel politique ; il encourage dans le débat public les campagnes démagogiques, centrées sur la haine de l’autre comme panacée. Nous avons, au contraire, face à la complexité des problèmes, besoin d’aider chacun à l’enrichissement de ses argumentations, de développer le débat comme condition de la responsabilité et de nouveaux compromis sociaux.
Car si elle se légitime dans les urnes, la démocratie se nourrit d’échanges, de confrontations, d’expertises et autres mécanismes d’initiatives, réflexion, participation, opposition, consultation et de contrôle, dans lesquels le mouvement associatif joue un rôle souvent essentiel. Démocratie représentative et démocratie participative, loin de s’opposer, ont besoin l’une de l’autre, cela à tous les niveaux des décisions publiques. Des procédures existent pour les articuler sans rien sacrifier, ni au sérieux des débats, ni à la responsabilité des élus. C’est par exemple le cas des « conférences citoyennes », ou sur un autre plan des référendums d’abrogation pratiqués dans d’autres pays européens.
Cette démarche de responsabilisation vaut également pour ces acteurs dominants que sont les entreprises transnationales, avec le développement de la responsabilité sociale et environnementale.
Une telle articulation entre sa dimension représentative et sa dimension participative mettrait notre démocratie en situation de réarticuler territoires, acteurs et processus décisionnels, de combiner le vécu, l’expertise et la responsabilité, construisant ainsi une authentique démocratie délibérative.
Le dialogue civil doit se doubler d’un authentique dialogue social. Authentique, c’est-à-dire rétablissant un équilibre entre des parties prenantes par nature inégales, reconnaissant à la loi le pouvoir de déterminer un ordre public social tout en laissant toute sa place au dialogue des acteurs sociaux, faisant prévaloir la loi sur le contrat, veillant à ce que les droits individuels ne se construisent pas sur la destruction des droits et des garanties collectives, instaurant la règle de la majorité dans les domaines de la négociation conventionnelle et de la représentation syndicale, les règles de cette dernière devant s’accompagner d’un réel choix démocratique.
Contre-pouvoirs et individuation
De la même façon que la démocratie a besoin de participation, elle a besoin, face aux décideurs légitimes, d’institutions et de mécanismes d’appels, de contre-pouvoirs institutionnels et effectifs.
L’indépendance et la responsabilité de la justice, en particulier de la justice pénale, sont mises en cause notamment dans sa fonction de contrôle de la police. Le rôle et l’indépendance de l’institution judiciaire et de la justice administrative doivent être revalorisés. Cela suppose des réformes profondes, impliquant la redéfinition de son rapport au pouvoir gouvernemental, l’élargissement de ses bases de recrutement, la diversification de la formation des magistrats et des moyens lui permettant d’accomplir ses missions. Et le nécessaire respect de la justice implique que soient réellement mises en œuvre les conclusions de la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau.
Des contre-pouvoirs institutionnels sont apparus plus récemment, soit pour garantir l’exercice de droits fondamentaux (CSA, CNIL, HALDE, Médiateur, etc.), soit pour réguler des secteurs économiques (marchés financiers, télécommunications, énergie, etc.).
Dans le premier cas, ces autorités gagneraient en indépendance et en légitimité si, comme proposé pour le Conseil constitutionnel, leurs collèges étaient désignés par les élus du suffrage universel à une majorité suffisamment qualifiée (par exemple les 2/3 des députés) pour éviter les assujettissements partisans. La multiplication de ces institutions n’est pas synonyme d’affaiblissement de la représentation démocratique : elle s’y inscrit à condition que ces nouveaux acteurs, qui ne sauraient se substituer aux contrôles parlementaire et juridictionnel, bénéficient d’une indépendance réelle doublée de moyens de fonctionnement à la hauteur de leurs missions.
Dans le second cas, la question clef est celle du mandat donné au régulateur et du rôle des institutions représentatives pour le modifier en fonction des attentes des citoyens : la démocratie souffre d’une pratique consistant à escamoter la responsabilité politique derrière une indépendance qui devrait concerner la seule exécution des lois.
Dans une société toujours plus complexe, émerge un nouveau rapport de l’individu au collectif, rendu particulièrement visible par les nouveaux outils de communication électronique : l’utilisation renouvelée de ces outils signale des mutations en cours dans l’espace du débat public entre pouvoirs institutionnels et citoyens.
La démultiplication et la décentralisation de lieux de débats, d’information et de décision s’inscrit, de fait, dans un processus de « décongestion » des centres décisionnels et nourrit un renouvellement des formes de participation et de surveillance citoyennes. Elle produit des contre-pouvoirs non institutionnels d’un type nouveau et appelle un renouvellement des formes d’intervention, d’une part des médias traditionnels en difficulté, d’autre part des acteurs politiques classiques (institutions constitutionnelles, partis politiques, candidats aux élections), dans la logique d’une « démocratie délibérative » conjuguant participation directe et représentation.
La démocratie est d’abord forte de l’engagement des citoyennes et des citoyens, de leur volonté de se faire entendre et de participer à l’élaboration du vivre ensemble. Il est urgent de réduire la distance qui sépare aujourd’hui le système politique de la société civile, de faire évoluer la démocratie instituée pour lui redonner un enracinement vivant dans les pratiques civiques et sociales. C’est à ce prix seulement qu’elle retrouvera une effectivité porteuse d’avenir partagé.
Résolution adoptée par 139 pour, 46 contre, 39 abstentions.