Mise à jour : 8/02/2024
Le principe est la liberté de manifester : de ce fait, l’existence d’une manifestation non déclarée [1] ne peut pas être prise comme prétexte, pour « nasser » (« encager ») les personnes et les priver ainsi de leur liberté d’aller et de venir : « toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre pour le déroulement de la vie quotidienne, y compris une perturbation de la circulation […]. En l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques »[2].
La nasse consiste, selon le Défenseur des droits, « à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d’une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci, au moyen d’un encerclement par les forces de l’ordre qui vise à les empêcher de se rendre ou de sortir du périmètre ainsi défini »[3].
D’autres types d’encerclements existent, par exemple lorsque le cortège se déroule entre des forces de l’ordre opérant un flanc-gardage[4].
Il n’existe pas de loi prévoyant ce dispositif, ce qui explique que le Conseil constitutionnel se soit déclaré incompétent pour apprécier la conformité de cette pratique à la Constitution[5]. Pourtant, il appartient au seul législateur d’assurer la conciliation entre l’exercice de libertés constitutionnellement garanties (liberté d’expression collective des idées et des opinions, liberté d’aller et de venir) avec la prévention des atteintes à l’ordre public[6].
En 2020, le ministre de l’Intérieur a cherché à donner une assise juridique à cette pratique en l’intégrant à son instruction sur le maintien de l’ordre : le Schéma national du maintien de l’ordre[7]. La LDH, avec d’autres organisations partenaires, a attaqué ce texte notamment sur la question de la légalité de la nasse. Le Conseil d’Etat l’a censuré par un arrêt du 10 juin 2021[8], car il a jugé qu’une nasse est « susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester, d’en dissuader l’exercice et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir ».
Il relève que « les termes du point 3.1.4 du schéma national se bornent à prévoir que « il peut être utile » d’y avoir recours, sans encadrer précisément les cas dans lesquels elle peut être mise en œuvre ». Le Conseil d’Etat a reproché au SNMO de ne pas avoir apporté « de telles précisions, de nature à garantir que l’usage de cette technique de maintien de l’ordre soit adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances », de sorte qu’il a annulé ce point.
Mais il a jugé que la mise en œuvre d’une nasse pouvait « s’avérer nécessaire dans certaines circonstances pour répondre à des troubles caractérisés à l’ordre public » et il n’a pas censuré le fait que cette pratique puisse être prévue par le ministre, en tant que chef de service[9] ce qui est tout à fait critiquable.
Aussi, en décembre 2021, le ministère de l’Intérieur a-t-il repris une nouvelle version du Schéma national du maintien de l’ordre[10], que la LDH, avec d’autres partenaires, a de nouveau attaqué devant le Conseil d’Etat.
Il est prévu désormais :
- « Afin d’éviter le recours à des techniques de maintien de l’ordre pouvant présenter des risques supérieurs d’atteinte aux personnes, il peut être recouru à l’encerclement d’un groupe de manifestants pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens.
- Cet encerclement doit, dès que les circonstances de l’ordre public le permettent, systématiquement ménager un point de sortie contrôlé pour ces personnes. L’encerclement ne peut être mis en œuvre que pendant une durée strictement nécessaire et proportionnée, tant au regard des circonstances que des conséquences de cette mesure sur la situation des manifestants et doit, en tout état de cause, être levé dès la fin de la manifestation ou de l’attroupement.
- Des actions spécifiques doivent être engagées pour communiquer régulièrement avec ces manifestants afin de les renseigner sur la situation.
- Enfin, la possibilité qui leur est offerte de quitter la zone d’encerclement doit constamment être réévaluée avec discernement au regard de la persistance de la menace ou des troubles ayant justifié la mise en place de cette technique »[11].
Ce texte fonde l’emploi par les forces de l’ordre de cette technique de gestion des foules protestataires, puisque le Conseil d’État, par un arrêt du 29 décembre 2023[12], a validé cette nouvelle rédaction :
« Si la mise en œuvre de cette technique est susceptible de porter, provisoirement, une atteinte à la liberté d’aller et venir et, indirectement, une atteinte à la liberté de communication et au droit d’expression collective des idées et des opinions, le pouvoir réglementaire était, néanmoins, bien compétent pour en définir et les modalités. Par suite, le moyen tiré de l’incompétence du pouvoir réglementaire pour déterminer les conditions de recours à la technique de l’encerclement ne peut qu’être écarté.
12. En deuxième lieu, si la mise en œuvre d’une technique consistant à encercler un groupe de manifestants peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstance pour répondre à des troubles caractérisés à l’ordre publique , elle est susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester, d’en dissuader l’exercice et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir. Par suite, son utilisation doit être nécessaire, adaptée et proportionnée au risque d’atteinte à l’ordre publique constaté. Il ne peut y être recouru que lorsqu’il s’agit de la mesure la moins intrusive permettant de prévenir les risques de troubles à l’ordre publique constatés.
Il ressort des termes mêmes du document attaqué qu’il ne peut être recouru à la technique de l’encerclement que pour prévenir des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens ou les faire cesser, pendant une durée strictement nécessaire et proportionnée, et que des points de sortie contrôlés doivent être obligatoirement ménagés pendant la mise en œuvre de cette technique, sauf à ce que les contraintes particulières d’ordre public y fassent obstacle.
Par ailleurs, la mise en place d’un point de sortie contrôlé, qui permet aux personnes encerclées de regagner la manifestation, n’a pas pour objet et ne saurait avoir légalement pour effet de permettre aux autorités compétentes de procéder à des contrôles d’identité dans des conditions non prévues par l’article 78-2 du code de procédure pénale ».
On se rend compte que si le texte désormais applicable n’est toujours pas précis sur les conditions de mise en place d’une nasse, il prévoit deux justifications :
- éviter le recours à des techniques de maintien de l’ordre pouvant présenter des risques supérieurs d’atteinte aux personnes ;
- pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens[13].
Le Conseil d’État fonde sa décision sur l’existence d’un point de sortie (en principe) et la communication donnée aux manifestants : en pratique, le respect du texte devra être vérifié.
Il rappelle opportunément l’exigence de respect du code de procédure pénale [14] pour les contrôles d’identité pratiqués à la sortie des nasses[15]. Mais les circulaires du Garde des sceaux recommandant aux procureurs de rédiger des réquisitions pour que des contrôles d’identité soient effectués aux abords ou dans les manifestations de grande ampleur, limitent la portée pratique de cette restriction. De plus, les réquisitions ne sont pas publiques et ne peuvent pas être attaquées. Il s’agit là d’un point aveugle alors même que la suspicion de détournement de procédure (les réquisitions sont censées être prises pour permettre la recherche d’auteurs d’infractions) est importante, participant de la dissuasion de manifester.
Analyse de la conventionnalité de la nasse
Il faut se rappeler que la Cour EDH juge que « toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion et d’association doit poursuivre au moins l’un des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 11 : la sécurité nationale ou la sûreté publique, la défense de l’ordre ou la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale et la protection des droits et libertés d’autrui »[16].
Pour admettre une ingérence dans la liberté de réunion pacifique (article 11), il faut qu’elle soit « nécessaire dans une société démocratique », qu’elle soit proportionnée au but poursuivi et que les motifs invoqués par les autorités pour justifier la mesure apparaissent « pertinents et suffisants »[17].
La question de la nasse a été examinée par la Cour européenne des droits de l’Homme[18]dans l’arrêt Austin c. Royaume-Uni[19], s’agissant d’une impossibilité de circuler de 14h à 21h30 pour quatre personnes, dont une manifestante (mais qui n’a pas soulevé l’atteinte à sa liberté de manifestation), deux personnes travaillant dans le quartier et ayant pris leur pause déjeuner et un passant ayant suivi les indications d’un policier pour se rendre à une librairie.
Le moyen soulevé était celui de l’atteinte au droit à la liberté et à la sûreté, fondé sur l’article 5§1 de la Convention. « L’article 5 consacre un droit fondamental de l’homme, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat à son droit à la liberté » (§60).
Selon cet article :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
- a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
- b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
- c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci » (les cas d) à f) traitant d’autres possibilités).
La question était posée de savoir s’il s’agissait d’une privation de liberté, relevant de l’article 5 de la Convention, ou d’une simple restriction, relevant de l’article 2 du protocole additionnel n°4, que le Royaume-Uni n’avait pas ratifié (la conventionnalité au regard de ce texte ne pouvait donc pas être examinée).
La Cour a jugé que « pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 §1, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Engel et autres, § 59, Guzzardi, §§ 92-93, Storck, § 71, tous précités, et, plus récemment, Medvedyev et autres c. France [GC], n° 3394/03, § 73, CEDH 2010) » (§57).
Elle a aussi précisé que la police devait jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles.
En l’occurrence, « eu égard à la situation à Oxford Circus, la police n’avait pas eu d’autre choix, pour parer à un risque réel de dommages corporels et matériels, graves, que d’imposer un cordon absolu (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucun motif de se démarquer de la conclusion du juge interne selon laquelle la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace à utiliser dans les circonstances » (§66).
Le juge du Royaume-Uni avait en effet relevé qu’il y avait des violences commises par environ 1000 personnes violentes, deux heures avant le départ prévu de la manifestation et qu’il avait été décidé de recourir à une nasse pour éviter d’utiliser des armes. Il a aussi relevé que la police avait essayé d’ouvrir la nasse à plusieurs reprises sur plusieurs rues et ce, dès 5 mn après la mise en place du cordon absolu.
La Cour a cependant précisé que « compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un « genre » différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5 » (§68).
Et s’il s’était agi d’une privation de liberté, elle aurait été contraire à cet article, puisqu’il n’est pas prévu le cas de la nasse, déterminée par la police elle-même ou l’autorité civile de commandement. En l’occurrence, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 5, compte-tenu de son analyse in concreto.
Il est possible de soulever la violation des article 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion pacifique), ce qui n’avait pas été le cas dans l’affaire Austin c. RU.
Par ailleurs, la France a ratifié le protocole additionnel n°4 protégeant la liberté de circulation.
Dans un arrêt du 8 février 2024 [20], elle a examiné la pratique de la nasse antérieurement à l’entrée en vigueur du SNMO en décembre 2021, au regard de l’article 2 du protocole n°4 et de l’article 11 de la Convention.
Elle a conclu à la violation de ces deux articles, puisqu’il n’existait en 2010, date des faits, aucun texte donnant une base légale, « accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets » (§86). « La Cour rappelle, s’agissant d’une technique à vocation préventive susceptible d’affecter les droits et libertés fondamentaux de manifestants pacifiques, dont la liberté de circulation, la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique, qu’il est essentiel que soit défini un cadre d’emploi déterminant de manière précise les circonstances et les conditions de sa mise en œuvre, les modalités de son déroulement et les limites dans le temps de son utilisation. Il en va non seulement de la nécessité de donner aux individus des garanties contre les risques d’atteintes arbitraires de la puissance publique à leurs droits et libertés, mais aussi de la nécessité de les préserver d’un effet dissuasif sur l’exercice de ces droits et libertés, tout particulièrement sur l’exercice de la liberté de manifestation que comprend la liberté de réunion pacifique » (§92).
Elle a noté que depuis décembre 2021, il existait un texte, le SNMO 2ème version.
Quoi qu’il en soit, cela signifie qu’il faut examiner chaque nasse individuellement au regard des critères posés par le Conseil d’État, le SNMO et par la CEDH.
Analyse de chaque nasse prise isolément
Dans l’arrêt Austin, la CEDH a pris appui sur le fait que la mise en place de la nasse avait permis à la police britannique de ne pas employer les armes pour mettre fin aux violences qui se commettaient de la part d’un millier de manifestants.
Il faut donc s’interroger : au moment où le cordon absolu est mis en place, existait-il des troubles sérieux et un risque réel de violences graves, justifiant que la police, si elle ne privait pas de liberté les personnes, fasse usage des armes ?
Autrement dit, on se retrouve à devoir envisager les cas d’usage des armes en manifestation. Il doit être retenu les cas de légitime défense, d’état de nécessité ou de défense d’un lieu précis [21], mais pas le cas de la dispersion[22], car alors la nasse n’est pas justifiée par un risque grave de violences. Il s’agit juste d’une opération policière d’évacuation d’un lieu.
Or, de nombreuses nasses sont formées pour faciliter le travail policier d’évacuation de la foule et non dans les conditions ouvertes par l’arrêt Austin. Par exemple, il arrive que la police forme un cordon absolu puis, au bout d’un certain temps, parfois plusieurs heures, accompagne les manifestants et manifestantes par petits groupes de dix jusqu’à une station de métro et les oblige à descendre dans la station s’ils veulent quitter la nasse.
S’agissant de manifestations spontanées et pacifiques dans des rues commerçantes, comme la rue de Montorgueil à Paris 2ème, dimanche 19 mars 2023 au soir par exemple, sans aucune dégradation, les commerçants offrant même des boissons aux personnes interdites de circuler, il apparaît clairement qu’il n’y avait pas de troubles sérieux à l’ordre public, ni de risque réel de dommages corporels ou matériels graves au moment de la constitution du cordon absolu.
Si on suit ce qu’exige le Conseil d’Etat statuant sur le SNMO, la nasse ne peut être nécessaire que « lorsqu’il s’agit de la mesure la moins intrusive permettant de prévenir les risques de troubles à l’ordre public constatés ». Non un simple risque mais des troubles qui sont en train d’avoir lieu. Or, il n’y en avait pas. Donc, la nasse était illégale, tant au regard de la décision du Conseil d’Etat, du SNMO que de l’article 5 de la Convention.
De plus, alors qu’il doit être prévu un point de sortie de façon systématique, on peut constater que dans nombre de cas, les manifestants, bien que pacifiques, ont dû attendre pour pouvoir sortir, sans que les policiers ne cherchent, dès le début, une voie pour leur permettre de partir sans être pris dans des violences.
Enfin, les nasses filtrantes pour pratiquer des contrôles d’identité sont totalement illicites[23].
Si une nasse est pratiquée pour décourager ou étouffer des mouvements de protestation, cela la fait rentrer dans le champ de l’article 5 ConvSDH et partant, elles violent ce texte, outre l’article 11 de la Convention.
Mais comment le prouver ?
Autrement dit, s’il faut démontrer au cas par cas que la nasse n’avait pas lieu d’être, en raison de l’absence de violences nécessitant un emploi de la force dont le risque serait supérieur à la privation de liberté, ou qu’un point de sortie n’a pas été créé : il sera quasiment impossible de dénoncer ces dispositifs.
Lors de la nasse place d’Italie, pour l’anniversaire des Gilets jaunes, les deux organisateurs n’ont pu porter plainte que parce que l’Observatoire parisien avait démontré, minutier à l’appui, que toutes les rues étaient fermées, pendant que les gaz et des grenades étaient envoyées à l’intérieur du cordon[24].
Comment démontrer sinon qu’on a été privé de liberté ? Il suffira à la police de prétendre avoir laissé une issue pour partir de la manifestation.
Les manifestants sont ainsi laissés à la merci de l’arbitraire policier.