Lettre ouverte de Patrick Baudouin, président de la LDH, adressée à Emmanuel Macron, président de la République
Monsieur le Président,
Depuis plus de trois ans, environ 200 enfants français sont détenus arbitrairement avec leurs mères dans les camps de Roj et d’Al Hol, au Nord-Est de la Syrie. La plupart de ces enfants avait deux ou trois ans en entrant dans ces camps, certains y sont nés, les deux tiers d’entre eux ont moins de 6 ans. Depuis lors, ils grandissent dans des conditions particulièrement difficiles, privés de soins adaptés et ne bénéficiant d’aucun soutien psychologique, alors même qu’ils portent les stigmates de leurs blessures et traumatismes. Ils ne sont pas scolarisés, vivent sous des tentes de fortune, exposés à des températures extrêmes, été comme hiver, à des incendies qui ont déjà fait plusieurs victimes.
De nombreux observateurs et ONG font état depuis des années de cette situation profondément attentatoire aux droits de l’Homme et dénoncent une violation manifeste des droits fondamentaux de ces enfants. Le 8 février dernier, une vingtaine d’experts indépendants des droits de l’Homme des Nations unies ont exhorté 57 pays, dont la France, à rapatrier ces enfants.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et son directeur régional, le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, le Haut-Commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, les défenseurs des droits et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) ont tous appelé au rapatriement des enfants et de leurs mères. En février 2021, le Parlement européen a voté une résolution en ce sens et monsieur David De Pas, coordonnateur des juges d’instruction anti-terroristes français, a publiquement affirmé que ces rapatriements étaient une priorité tant humanitaire que sécuritaire.
Les uns après les autres, les pays européens, dont l’Allemagne, la Belgique (qui vient de rapatrier seize enfants et six mères), le Danemark, la Finlande et la Suède entendent ces appels pressants au rapatriement et prennent des mesures en conséquence. En 2021, 97 femmes et enfants européens sont rentrés dans leurs pays respectifs, dont sept français seulement. La France, elle, continue de camper sur une position au « cas par cas », et, depuis seize mois, n’a plus mené aucune opération de rapatriement. Nous nous adressons aujourd’hui solennellement à vous, Monsieur le Président, parce que, chaque jour, votre intransigeance met un peu plus en danger la vie de ces enfants et de leurs mères. Faut-il rappeler qu’en 2019, plus de 300 enfants sont décédés dans le seul camp d’Al Hol ? Dans le camp Roj, des orphelins français sont livrés à eux-mêmes.
Parmi eux, figure la petite Sara, six ans, dont la mère est morte le 14 décembre dernier, faute de soins, alors même que la France avait refusé son rapatriement sanitaire pendant trois ans.
Désormais une autre mère, madame Descamps, atteinte d’un cancer, est pratiquement mourante et risque à son tour de décéder dans un complet délaissement devant ses quatre enfants.
Impasse humanitaire pour ces enfants, mais aussi impasse juridique en ce qui concerne leurs mères. Ces femmes, destinataires de mandats d’arrêt internationaux, ne peuvent être jugées qu’en France et doivent répondre de leurs actes devant les juridictions antiterroristes françaises chargées de leurs dossiers. Régulièrement, les autorités kurdes qui les détiennent rappellent d’ailleurs qu’elles ne peuvent ni ne veulent les juger et exhortent les Etats étrangers à rapatrier ces enfants avec leurs mères.
Impasse sécuritaire enfin, car laisser ces enfants grandir dans ces camps, qui sont voués à disparaître, conduira immanquablement à fabriquer de la radicalisation et de la défiance – voire de la haine – envers notre pays, au risque même d’accentuer la menace terroriste.
Au cours de votre premier mandat, diverses voix de la société civile (associations, autorités indépendantes, juges, pédopsychiatres, artistes…) se sont manifestées pour dénoncer le sort réservé à ces enfants. Ces voix n’ont pas été entendues. Pire, elles se sont souvent heurtées à une sorte de silence officiel, tendant à faire de ces enfants des fantômes qu’il conviendrait d’oublier. Qu’on le veuille ou non, ces enfants font partie de notre histoire, de l’histoire de notre pays, et nous ne saurions l’occulter.
Il y a urgence car chaque jour qui passe est un jour de trop. Il en va de la capacité de la France, sous peine de condamnations infamantes, à respecter ses engagements internationaux, et notamment les dispositions de la Convention internationale des droits de l’enfant. Il en va de votre volonté de faire preuve d’humanité, afin que cesse une situation qui met en jeu la vie d’enfants qui ne sont coupables de rien mais doublement victimes : du choix de leurs parents d’abord, et de l’abandon de leur pays ensuite. Il en va enfin de l’honneur même de notre pays.
Nous espérons ainsi vivement qu’en ce début de votre second mandat, la France procède enfin au rapatriement de ces enfants et de leurs mères. Tel est le sens de notre demande pressante auprès du président de la République française, dont nous ne doutons pas qu’il ne saurait rester insensible à la priorité que doit revêtir en tout temps l’intérêt supérieur de l’enfant.
A l’appui de cette démarche, et afin de pouvoir échanger avec vous sur notre grave préoccupation, nous sollicitons également un prochain rendez-vous.
Nous vous remercions de bien vouloir y donner une suite favorable.
Dans ce contexte, vous comprendrez que ce courrier soit rendu public.
Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, à l’assurance de notre haute considération.
Patrick Baudouin, président de la LDH
Paris, le 29 juin 2022