Estonie. Un vent nouveau pour plus de stabilité encore ?

Par Céline Bayou, chargée de cours à l’Inalco, membre associée du CREE (Centre de Recherches Europes-Eurasie, Inalco), co-rédactrice en chef de Regard sur l’Est  (www.regard-est.com) et rédactrice au ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAEDI) [1]

 

Tout à la fois longue et précipitée, attendue et pleine de surprises, une mutation assez radicale du personnel politique situé à la tête de l’État estonien s’est produite entre août et novembre 2016 : le chef de l’État a changé et une alternance gouvernementale a fait passer la majorité dans l’opposition et l’opposition au pouvoir. Les grandes priorités, notamment en matière de politique étrangère, ne devraient pourtant pas être modifiées. Une inflexion sera sans doute impulsée en matière sociale, mais il est trop tôt encore pour juger de son ampleur.
Ce renouveau de toute évidence souhaité par les habitants du pays ne devrait donc pas bouleverser la trajectoire de l’Estonie.

Tout a commencé avec l’élection, à partir d’août 2016, d’un nouveau chef de l’État. La désignation du futur Président a pris plus de temps que prévu et mis au jour des tensions fortes au sein des principaux partis politiques. La difficulté à trouver un accord sur un candidat qui fasse l’unanimité des formations a révélé des accords préalables, des désaccords persistants et a finalement mené non seulement à l’éclatement de la coalition gouvernementale mais aussi à un changement des équilibres, l’opposition entrant au gouvernement et le parti dominant depuis plus de quinze ans passant dans l’opposition.

Une laborieuse élection présidentielle

Les deux mandats présidentiels de Toomas Hendrik Ilves, élu en septembre 2006 et réélu en août 2011, ont profondément marqué l’Estonie. Si le chef de l’État y a surtout une fonction représentative et ne détient pas de pouvoir exécutif important, T. H. Ilves a su « placer » son pays « sur la carte du monde » [2], gageure pour un pays qui compte à peine plus d’un million d’habitants. Réputé pour son intransigeance, notamment à l’égard de la Russie, il s’est fait le promoteur d’une Estonie moderne, incarnée notamment par son appétence pour les nouvelles technologies. C’est bien lui qui a lancé le concept d’E-stonia et s’est démarqué par son utilisation frénétique des réseaux sociaux, le Président twittant n’évitant pas les joutes avec ses opposants [3] mais gardant toujours une ligne de conduite cohérente. Poursuivant l’ancrage euro-atlantique impulsé par ses prédécesseurs, il a fait de l’Estonie l’unique pays qui respecte la totalité des critères des clubs auxquels il appartient, qu’il s’agisse des règles budgétaires imposées par l’Union européenne ou des engagements financiers demandés par l’Otan.

Le Président en Estonie est élu par le Parlement (le Riigikogu), au terme d’un processus qui a donné en 2016 la pleine mesure de sa complexité. Peu avant l’élection, le 29 août, un accord a été trouvé entre le parti de la Réforme (ER, au pouvoir depuis 1999) et le Parti social-démocrate (PSD, membre de la coalition gouvernementale), prévoyant de présenter au premier tour la candidature d’Eiki Nestor, président du Riigikogu (PSD)  ;  Siim Kallas, ancien Premier ministre et ancien vice-président de la Commission européenne (ER), se présenterait aux deuxième et troisième tours si nécessaire. Le 29 août, aucun des cinq candidats n’a reçu les 68 voix requises pour être élu : E. Nestor en a totalisé 40, Mailis Reps (parti du Centre) – 26 et Allar Jõks (indépendant) – 25. Le 30 août, lors du deuxième tour S. Kallas a reçu 45 voix, M. Reps – 32 et A. Jõks – 21. Lors du troisième tour, S. Kallas a obtenu 42 voix et M. Reps 26, tandis que 30 votes blancs étaient décomptés.

Un tel cas est prévu par la Constitution : un collège de grands électeurs est alors convoqué et, s’il échoue aussi, le vote repart devant le Riigikogu. En prévision du scrutin des grands électeurs, une nouvelle candidature est apparue en la personne de Marina Kaljurand qui, le 12 septembre, a abandonné son poste de ministre des Affaires étrangères pour se consacrer à sa campagne. Particulièrement populaire au sein de la population, elle était réputée avoir toutes ses chances, appréciation qui revenait toutefois à faire « comme si » l’élection se déroulait au suffrage universel. Or le parti de la Réforme, dont elle espérait le soutien (sans en être membre) a confirmé son soutien à S. Kallas. Le 24 septembre, les grands électeurs ont eux aussi échoué à désigner un Président, aucun des deux tours organisés ne permettant de faire passer un candidat avec les 168 voix nécessaires. Le premier tour a été remporté par A. Jõks avec seulement 83 voix et le second par S. Kallas avec 134 voix. M. Kaljurand, avec 75 voix, n’a pas même atteint le 2e tour.

Kersti Kaljulaid, l’inattendue

Le 3 octobre, les députés se sont donc de nouveau réunis : cette fois, cinq des six partis représentés ont convergé vers un nom, celui de Kersti Kaljulaid, tout juste entrée dans la course : elle a d’emblée obtenu 81 des 98 votes enregistrés [4]. Cette candidature résultait des négociations menées par le président du Riigikogu avec les présidents des groupes parlementaires, séduits par cette femme jeune, peu connue sur la scène politique estonienne et sans étiquette.

Née en 1969, diplômée en biologie de l’université de Tartu, K. Kaljulaid a fait carrière d’abord en entreprise, a été conseillère du Premier ministre Mart Laar (1999-2002), a dirigé la centrale électrique d’Iru (2002-2004) et a été nommée, en 2004, représentante de la Cour des comptes européenne à Luxembourg, poste qu’elle a occupé jusqu’à cette élection. Elle est la première femme élue à la tête de l’Estonie et la plus jeune à occuper cette fonction. Réputée intelligente, abordable et directe, elle jouit d’une très bonne image depuis son entrée en fonction, le 10 octobre 2016.

Ses premières interventions ont en effet marqué l’opinion. Bonne communicante (elle a, pendant quelques années, animé une émission de radio), elle semble partager avec son prédécesseur le goût d’une parole claire, ferme et sans détour. À la petite polémique liée à sa non-participation à la messe célébrée par l’archevêque de l’Église luthérienne lors de son investiture, elle a par exemple immédiatement répondu, justifiant son choix sur les réseaux sociaux par le fait que, puisqu’il n’y a pas d’Église d’État en Estonie, elle n’avait pas jugé sa présence obligatoire. Le sujet semble d’ailleurs lui tenir à cœur, puisqu’elle l’a de nouveau évoqué à l’occasion de son discours de fin d’année délivré sur la chaîne de télévision publique, citant le sécularisme estonien comme, selon elle, le meilleur rempart contre les intégrismes importés [5]. Sur un tout autre sujet, elle a tenu à répondre par une lettre ouverte à un article publié par EurActiv qui évoquait en novembre des États baltes gouvernés par la peur des migrants et de la Russie : l’Estonie n’est pas effrayée, plaide-t-elle, le pays remplit ses engagements à l’égard des réfugiés, conformément à l’accord trouvé au sein de l’UE et il fait son possible pour intégrer les nouveaux venus  ;  concernant la Russie, elle rappelle que son pays est bien conscient de ce qu’implique sa situation géographique et qu’il ne se fait aucune illusion à propos de son voisin oriental. Mais, affirme-t-elle, il n’est pas plus effrayé que ses partenaires européens et il sait que la sécurité est indivisible [6].

Le parti du Centre, désormais fréquentable

Si cette élection a déstabilisé le parti de la Réforme, qui a peiné à dégager un candidat de consensus, elle a aussi fait éclater les tensions présentes depuis longtemps au sein du parti du Centre. Doté d’orientations plus sociales que la plupart des autres formations, il est réputé représenter les intérêts de la minorité russophone du pays (25  % de la population). Un accord passé il y a quelques années avec le parti de Vladimir Poutine, Russie unie, lui confère une réputation sulfureuse : il ne défendrait pas seulement les intérêts des russophones, mais aussi ceux de la Russie. La personnalité de son créateur et président historique, Edgar Savisaar, a largement contribué à cette mauvaise image. Outre sa proximité avérée avec Moscou, celui qui a été maire de Tallinn de 2007 à 2015 se voit reprocher des affaires de corruption et blanchiment d’argent qui ont conduit à sa mise en examen. Pour ces raisons, si le parti a pu participer à quelques coalitions gouvernementales, il est généralement ostracisé par les autres formations. Le déroulement de l’élection présidentielle a achevé de ruiner la réputation du président du parti et a provoqué le sursaut (sans doute préparé de longue date néanmoins) qui vient de rendre le parti du Centre de nouveau fréquentable.

Le 5 novembre 2016, un congrès extraordinaire a en effet été convoqué, afin d’élire un nouveau leader. Le scrutin a notamment opposé Yana Toom, députée européenne qui défend avec vigueur les droits des russophones d’Estonie, à Jüri Ratas, moins connu bien qu’ayant lui aussi occupé le poste de maire de la capitale (2005-2007), personnalité modérée. Son élection à la tête du parti marque la fin d’une époque, l’éviction d’E. Savisaar et la mise à l’écart de ses partisans. Fait a priori plus étonnant, cette révolution du parti a entraîné une série de réactions en chaîne.

La chute précipitée du gouvernement

Alors que le Premier ministre, Taavi Rõivas, membre du parti de la Réforme, était critiqué depuis de longs mois par l’opposition qui lui reprochait notamment son immobilisme, dès le 7 novembre, les deux partenaires de la coalition, le PSD et l’IRL (Union pour la Patrie Res Publica) se sont joints à elle pour appeler le chef du gouvernement à la démission. Les trois partis de l’opposition ont alors déposé une motion de censure préparée par le parti du Centre et à laquelle se sont ralliés le PSD et IRL. Par 63 députés contre 28, le vote au Parlement, le 9 novembre, a provoqué la chute du gouvernement Rõivas.

Dans un contexte de stagnation économique, le Premier ministre a de toute évidence payé le prix d’une fatigue liée à la longue présence de son parti au pouvoir. Ce « coup d’État » provoqué par les partis eux-mêmes, surfant sur le changement de cap annoncé du parti du Centre, répond vraisemblablement aux aspirations d’une population en demande d’un nouvel élan politique de la part de ses élites.

Profitant de cette conjonction exceptionnelle, le parti du Centre, le PSD et IRL ont immédiatement entamé des négociations en vue de créer une nouvelle coalition gouvernementale.

Un nouveau gouvernement, de nouvelles priorités mais pas de révolution

Peu nombreux sans doute sont ceux qui, quelques semaines auparavant, auraient parié sur une telle configuration mais c’est bien le tout nouveau président du parti du Centre, Jüri Ratas, qui s’est vu confier par la Présidente la responsabilité formelle de constituer le nouveau gouvernement. Le 24 novembre, c’est donc sous la houlette du Premier ministre J. Ratas qu’est entré en fonction un gouvernement respectant la parité partisane, puisque 5 ministres sont issus du parti du Centre, 5 du PSD et 5 d’IRL [7].
Les grandes lignes du programme gouvernemental présentées par le Premier ministre devant le Parlement le 21 novembre promettent bien une inflexion sociale. Une réforme fiscale devrait instaurer la progressivité de l’impôt sur le revenu et, à partir de 2018, le niveau de salaire non imposable devrait passer de 170 à 500 euros/mois. Le salaire des enseignants devrait être revalorisé et la politique familiale activement soutenue afin de lutter contre l’inquiétante chute de la population. Pour financer cette politique, le gouvernement souhaite augmenter les droits d’accise, notamment sur la bière, cette mesure entrant dans un plan plus vaste de lutte contre l’alcoolisme. Une politique de grands travaux pourrait être lancée et des aides ont été annoncées en faveur de l’agriculture.

En revanche, et le Premier ministre n’a de cesse de le répéter, la politique étrangère ne devrait pas être modifiée. J. Ratas se doit en effet de rassurer, alors que l’accord passé entre son parti et Russie unie suscite de vives inquiétudes. Les commentateurs ont eu vite fait, après la désignation du nouveau chef de gouvernement, d’évoquer un possible rapprochement de l’Estonie avec la Russie. J. Ratas et son équipe ont donc à maintes reprises affirmé que cet accord est gelé, qu’il le restera tant que la Russie ne se conformera pas au droit international mais que le dénoncer aujourd’hui ne servirait qu’à créer des remous inutiles au sein du parti. Les priorités de la politique étrangère resteront les mêmes que précédemment, l’Estonie souhaitant poursuivre plus que jamais son engagement au sein de l’UE et de l’Otan : très symboliquement, en préambule de sa présentation du programme de gouvernement, J. Ratas a cité la présidence estonienne du Conseil de l’Union européenne, à partir du 1er juillet 2017, qui revêt selon lui une importance capitale pour le pays.

 

[1] Les opinions exprimées par l’auteure sont personnelles et n’engagent pas l’institution qui l’emploie.

[2] Edward Lucas, « Ilves put Estonia on the map », UpNorth, 23 novembre 2016.

[3] On pense notamment à une série de tweets échangés avec l’économiste américain Paul Krugman, très critique à l’égard de la voie choisie par l’Estonie en matière économique.

[4] Vincent Dautancourt, Actualités estoniennes, 1-15 octobre 2016.

[5] « President: Estonia’s secularism is best protection against foreign religions », Postimees, 28 décembre 2016.

[6] « The Estonian president: the Baltics are not afraid of migrants or Russians », Estonian World, 24 novembre 2016.

[7] La parité hommes/femmes, en revanche, est loin d’être atteinte puisque ces dernières ne sont que quatre au sein de ce gouvernement.

 

 

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