Lettre ouverte commune, dont la LDH est signataire, au nouveau procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan
Monsieur le procureur de la Cour pénale internationale,
Au nom de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et de 47 de ses organisations membres, nous tenons à vous féliciter pour votre élection en tant que troisième procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Nous nous réjouissons de continuer à échanger avec votre bureau et, dans cette optique, souhaitons vous présenter le travail de la FIDH concernant les situations relevant de la compétence de la Cour. Nous profitons également de cette occasion pour mettre en avant quelques questions qui, selon nous, méritent votre attention.
La FIDH est une ONG internationale de défense des droits humains qui fédère 192 organisations de 117 pays. Depuis 1922, nous défendons l’ensemble des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. En tant que mouvement fédératif, la FIDH place ses organisations membres au cœur de son processus de décision. Cette structure permet à la FIDH de conjuguer l’expérience et la connaissance du terrain avec l’expertise en matière de droit international, de mécanismes de protection et d’instances intergouvernementales. L’union de nos forces procure une alliance unique qui rend le travail de la FIDH représentatif des points de vue des organisations nationales de défense des droits humains et de la société civile locale.
La FIDH s’est engagée à faire en sorte que les auteurs des crimes les plus haineux rendent des comptes par le biais du système de justice pénale internationale. Nous avons été l’une des organisations de la société civile à l’origine du mouvement pour la création de la CPI. Nous avons participé activement aux négociations du Statut de Rome et avons plaidé pour que la Cour ait une structure qui permette une participation significative des survivant-e-s et des communautés affectées par les crimes internationaux. Depuis 2004, la FIDH maintient une délégation permanente à La Haye, à travers laquelle nous contribuons au dialogue entre la société civile et la CPI.
La société civile joue un rôle essentiel dans la collecte d’informations qui pourraient autrement être perdues. Nous espérons que votre bureau poursuivra son engagement avec les ONG, par le biais des tables rondes annuelles, des réunions bilatérales ad hoc et d’autres activités conjointes régulières. Au cours de l’année écoulée, la FIDH, en partenariat avec d’autres organisations, a mené des missions de documentation et soumis des preuves exhaustives au bureau du procureur concernant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés en Colombie, au Mexique, au Venezuela et en Ukraine. Nous avons également soutenu les efforts de plaidoyer public relatifs au travail de votre bureau au Cambodge, en République centrafricaine, en Côte d’Ivoire, en Guinée–Conakry et au Soudan. Plus tôt dans l’année, nous avons déposé des demandes d’autorisation en vue de soumettre des observations en tant qu’amicus curiae dans l’affaire Abd–Al–Rahman et dans les procédures en cours dans la situation de l’Afghanistan. Nous avons également soumis des observations en tant qu’amicus curiae concernant la situation en Palestine.
En dehors de ce travail spécifique relatif aux situations relevant de la compétence de la Cour, la FIDH s’engage également sur des thématiques ponctuelles clés qui sont vitales pour le succès du bureau du procureur et de la CPI dans son ensemble. Nous menons actuellement des recherches afin de produire une série de notes de bilan analysant les progrès et les revers de votre prédécesseure dans trois domaines clés : les enquêtes et les poursuites relatives aux crimes sexuels et basés sur le genre (CSBG), le travail effectué pendant la phase d’examen préliminaire et la stratégie et la mise en œuvre concernant la sensibilisation des victimes et des communautés affectées. Le rapport complet sera présenté à l’occasion de la 20e Assemblée des Etats Parties en décembre 2021. Ces documents ne se contenteront pas d’examiner le travail du bureau de la procureure Bensouda, mais feront également des recommandations spécifiques que votre bureau pourra mettre en œuvre pour aller de l’avant.
Depuis la création de la CPI, tous nos travaux menés à la Cour, ou en relation avec elle, ont été centrés sur les survivant-e-s. La FIDH et les organisations soussignées se félicitent du rôle central que vous avez accordé aux victimes dans vos enquêtes à l’Unitad et partagent votre engagement à respecter les principes inscrits dans le Statut de Rome – y compris la participation des victimes. Les conclusions de l’examen des performances de la Cour réalisé par des experts indépendants (« Independent Expert Review » ou IER) soutiennent l’idée que la participation des victimes ne constitue pas un fardeau dans les procédures, ni n’entraîne de retards ou de coûts supplémentaires. La FIDH suit activement la mise en œuvre des recommandations formulées par le groupe d’experts indépendants. Toutes les organisations signataires espèrent que le processus de révision sera pour vous l’occasion de faire avancer la mise en œuvre des droits des victimes au sein du bureau du procureur. Nous vous invitons à vous appuyer sur les progrès réalisés au cours du mandat de Mme Bensouda et à envisager sérieusement les moyens par lesquels votre bureau peut favoriser un engagement plus accentué avec les communautés affectées par les crimes relevant de la compétence de la Cour.
Plus précisément, nous vous demandons de fournir des informations adéquates et opportunes aux survivant-e-s dès les premières étapes de la procédure pénale, y compris dès la phase d’examen préliminaire—qu’ils ou elles aient ou non été officiellement accepté-e-s pour participer à la procédure en tant que victimes. Dans des situations comme celles de l’Afghanistan ou de la Géorgie, les victimes ne sont pas au courant de l’état d’avancement d’une enquête qui les touche directement. Le besoin d’informations précises sur la Cour ne fera qu’augmenter dans les années à venir, car la circulation d’informations erronées ou d’idées reçues, intentionnelles ou non, devient plus facile avec le développement des technologies numériques. Nous vous invitons à coordonner avec le greffe l’élaboration d’une stratégie de communication commune pour la Cour et à explorer comment les nouvelles technologies peuvent être exploitées pour atteindre les communautés dans les pays dont la situation est examinée devant la Cour.
La FIDH et ses organisations membres plaident depuis longtemps pour que le bureau du procureur préserve les preuves dès les étapes de l’examen préliminaire. Les affaires récentes montrent que les preuves numériques joueront un rôle de plus en plus central dans le travail de votre bureau et nous saluons les efforts faits dans le passé, tels que la création d’un conseil consultatif externe sur la technologie, pour tenir le bureau du procureur au courant des développements technologiques. Si dans le passé le manque d’assistance de la part des pays où se déroulent les enquêtes a entravé les avancées, la nature sans frontières de l’information numérique est un développement crucial pour les enquêteurs de la CPI. Nous vous invitons à négocier de nouveaux protocoles de coopération avec les Etats parties et les entreprises afin de faciliter la préservation des preuves numériques, en particulier pour les données disponibles en ligne qui peuvent devenir indisponibles à un stade ultérieur.
Les organisations signataires reconnaissent les défis auxquels votre bureau est confronté, mais conviennent également avec vous que le bureau du procureur doit « faire mieux et que le changement est nécessaire ». Nous notons avec inquiétude la longueur de certains examens préliminaires, particulièrement en Colombie et en Guinée. Nous sommes d’avis que le bureau du procureur, lorsqu’il évalue les efforts d’un État pour garantir la responsabilité au niveau national, devrait considérer les crimes en cours comme une indication que les processus nationaux n’ont pas de perspective immédiate de succès et, à condition que tous les autres critères soient remplis, procéder rapidement à la demande d’ouverture d’une enquête. En tant que tel, le bureau du procureur a un pouvoir immense sur les auteurs présumés de crimes et leurs victimes, et seul un bureau qui agit en toute indépendance et en toute intégrité sera en mesure d’honorer la responsabilité qui lui est conférée. Lorsque ces valeurs sont attaquées, c’est tout le projet de justice internationale qui est mis en danger. La FIDH et ses membres, comme de nombreuses autres organisations de la société civile, se sont levés contre les tentatives de l’administration Trump de porter atteinte à l’indépendance du bureau du procureur—et si nécessaire, nous nous relèverons à nouveau pour défendre l’indépendance de tout organe de la Cour.
Enfin, pour que le bureau du procureur prenne des mesures concrètes en faveur de la reddition de comptes, il devrait soumettre une proposition de budget qui soit fondée sur les besoins et garantisse des fonds suffisants à toutes les étapes, y compris la phase d’examen préliminaire. Comme vous l’avez noté par le passé, le bureau du procureur devrait revoir ses besoins en personnel pour s’assurer qu’il dispose de l’expertise linguistique, géographique et technique nécessaire afin de comprendre la culture, l’histoire, la politique et les autres courants sous–jacents des pays sous examen de la Cour. En outre, les équipes d’enquêteurs et de juristes devraient présenter un équilibre entre les genres et les activités du bureau devraient compter avec une participation suffisante de juristes et d’enquêteurs du pays concerné —ou, si possible, avoir des enquêteurs basés dans le pays au lieu d’effectuer de courtes missions. Nous vous invitons à examiner comment une partie de cette capacité pourrait être acquise par le biais de détachements, d’opportunités rémunérées de professionnels invités, et d’affectations temporaires ou à court terme pour combler des lacunes temporaires spécifiques.
Dans votre candidature à ce poste, vous avez mentionné que vous «aimeriez mener un effort pour recentrer et redynamiser le bureau du procureur ». La FIDH et les organisations signataires saluent cette approche et attendent avec impatience de voir des progrès dans les domaines susmentionnés. Pour de nombreuses communautés dans le monde, la CPI est leur dernière chance de recevoir une quelconque forme de justice pour les crimes qui leur ont été infligés. Lors de l’un de ses derniers voyages, nous avons vu avec quelle émotion comment la délégation de la procureure Bensouda a été accueillie par la foule dans le camp de Kalma—où les Darfouriens attendent toujours que leurs agresseurs soient tenus responsables des exactions qu’ils ont commises. Les survivantes et les survivants de crimes internationaux et leurs communautés méritent que nous fassions tout notre possible pour que la justice devienne une réalité.
Très respectueusement,
Armanshahr | Open Asia, Afghanistan ; Civil Society Institute (CSI), Armenia ; Bahrain Centre for Human Rights (BCHR), Bahrain ; Odhikar, Bangladesh ; Viasna, Belarus ; Quartier des Libertés, Belgium ; Asamblea Permanente de Derechos Humanos de Bolivia (APDHB), Bolivia ; DITSHWANELO The Botswana Centre for Human Rights, Botswana ; Movimento Nacional de Direitos Humanos (MNDH), Brazil ; Cambodian Human Rights and Development Association (ADHOC), Cambodia ; Maison des droits de l’Homme du Cameroun (MDH), Cameroon ; Groupe Lotus, Democratic Republic of Congo ; Fundación Regional de Asesoría en Derechos Humanos (INREDH), Ecuador ; Finnish League for Human Rights (FLHR), Finland ; Ligue des droits de l’Homme (LDH), France ; Human Rights Center, Georgia ; Internationale Liga für Menschenrechte, Germany ; Organisation Guinéenne de défense des droits de l’Homme et du citoyen (OGDH), Guinea ; Association of Parents of Disappeared Persons (APDP), India ; Defenders of Human Rights Centre (DHRC), Iran ; League for the Defence of Human Rights in Iran (LDDHI), Iran ; Amman Center for Human Rights Studies (ACHRS), Jordan ; International Legal Initiative Foundation (ILI), Kazakhstan ; Kazakhstan International Bureau for Human Rights and the Rule of Law (KIBHR), Kazakhstan ; Human Rights Movement «Bir Duino-Kyrgyzstan», Kyrgystan ; Mouvement Lao pour les droits de l’Homme (MLDH), Laos ; Latvian Human Rights Committee (LHRC), Latvia ; Association Malienne des droits de l’Homme (AMDH), Mal ; Comisión Mexicana de Defensa y Promoción de los Derechos Humanos (CMDPDH), México ; Promo-LEX, Moldova ; ALTSEAN-Burma, Myanmar ; Women Peace Network (WPN), Myanmar ; Human Rights Commission of Pakistan (HRCP), Pakistan ; Al Mezan Center for Human Rights, Palestine ; Al Haq, Palestine ; The Palestinian Human Rights Organization (PHRO), Palestine ; Liga Portuguesa dos Direitos Humanos –Civitas, Portugal ; Association Rwandaise pour la défense des droits et libertés publiques (ADL), Rwanda ; ALQST for Human Rights, Saudi Arabia ; Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM), Syria ; Association Tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Tunisia ; İnsan Hakları Derneği (IHD), Turkey ; Foundation for Human Rights Initiative (FHRI), Uganda ; Center for Civil Liberties (CCL), Ukraine ; Committee on the Administration of Justice (CAJ), United Kingdom ; Center for Justice and Accountability (CJA), United States ; Programa Venezolano de Educación Acción en Derechos Humanos (PROVEA), Venezuela
Le 23 juin 2021