Lettre ouverte de plusieurs organisations, dont la LDH
Monsieur le Président de la République,
La France a adopté en 2016, avec la Loi dite Sapin 2, une législation pionnière en matière de protection pour les lanceurs et lanceuses d’alerte. C’est en s’appuyant sur ses équilibres et ses acquis que nos organisations ont obtenu l’adoption en octobre dernier de la première directive européenne en leur faveur. Cette directive reprend l’essentiel des avancées de la loi française, mais offre également une opportunité de pallier les limites de cette dernière et de l’amender. Elle comporte une « clause de non régression », qui garantit l’objectif démocratique de renforcement des protections des lanceurs d’alerte lors de sa transposition.
Nous avons désormais deux ans maximum pour transposer la directive en droit français. Mobilisés depuis de longues années sur le sujet, nous souhaitons, du fait de l’expertise de nos structures, être partie prenante de la transposition et par conséquent être associés en amont. La transposition d’une directive est en effet un exercice de mise en œuvre politique autant que juridique, et nous tenons à ce que la France soit exemplaire en se dotant d’un des meilleurs standards de protection des lanceurs et lanceuses d’alerte dans les meilleurs délais.
C’est pourquoi nous souhaitons attirer votre attention sur plusieurs points.
En premier lieu et comme la directive le préconise, il convient de préserver les avancées de la Loi Sapin 2 et notamment une définition large du lanceur d’alerte, qui inclut le signalement des violations du droit et les menaces ou préjudices graves pour l’intérêt général. La Loi Sapin 2 a permis de simplifier le mille-feuille juridique complexe et incohérent avec des droits d’alerte variant en fonction du domaine concerné ; nous tenons à conserver le champ matériel global de la Loi Sapin 2, ainsi qu’une législation protégeant tous les lanceurs d’alerte, que leur alerte s’inscrive ou non dans le cadre professionnel.
Le législateur européen a tenu à aller plus loin que la loi française sur plusieurs aspects, et la directive commande de revoir notre droit national sur plusieurs points déterminants. D’abord la mise en place d’une procédure d’alerte à 2 paliers au lieu de 3 en France, permettant aux lanceurs d’alerte de choisir soit le dispositif de leur entreprise/administration soit une autorité externe (autorité judiciaire ou administrative, nationale ou européenne).
Des délais précis sont instaurés pour traiter l’alerte et les possibilités de révélation publique sont élargies en cas de risques de représailles, de destruction de preuves ou de conflits d’intérêts de l’autorité externe.
Les critères pour être reconnu et protégé comme lanceur d’alerte sont clarifiés, avec l’exigence d’être « de bonne foi » et de respecter la procédure d’alerte. Les critères subjectifs créateurs d’insécurité juridique – la nécessité d’être désintéressé et d’avoir une connaissance personnelle des faits révélés – sont écartés. Nos organisations considèrent qu’il s’agit d’une avancée, dès lors que demeure formellement exclue la rémunération des lanceurs d’alerte.
La directive conforte l’exercice plein et entier du droit syndical et notamment le droit de tout travailleur à être défendu et accompagné par un représentant du personnel ou un syndicat dans le cadre de cette procédure d’alerte. Elle y ajoute la possibilité pour le lanceur d’alerte d’être accompagné par un « facilitateur », collègue, élu ou encore organisation syndicale, qui pourra alors bénéficier des mêmes protections que le lanceur d’alerte. Enfin, elle prévoit, outre la réparation intégrale des dommages et l’aménagement de la charge de la preuve, un renforcement de la protection des lanceurs d’alerte avec le droit d’accéder à une assistance juridique indépendante et gratuite et la création d’une nouvelle sanction pour les auteurs de représailles.
Pour faire de la France une référence internationale sur le sujet et achever la rationalisation et l’effectivité de notre législation, nous souhaitons que la transposition de la directive soit aussi l’occasion d’intégrer les préconisations du Conseil de l’Europe [1]. Nous proposons notamment que le statut de lanceur d’alerte soit élargi aux personnes morales, de façon à favoriser le « portage d’alerte » dans le but d’éviter d’exposer des individus fragilisés et isolés. Il nous semble également nécessaire que la définition du facilitateur soit étendue aux ONG dont la mission est l’alerte éthique, de façon que nos organisations et notamment la Maison des lanceurs d’alerte, puissent conseiller et accompagner les lanceurs d’alerte. Enfin nous préconisons le renforcement des missions et des moyens du Défenseur des droits, la création d’un fonds de soutien (abondé par les amendes) et l’octroi du droit d’asile aux lanceurs d’alerte.
Avec cette directive nous avons la possibilité de montrer une Europe qui protège les droits fondamentaux et garantit les libertés. C’est d’autant plus nécessaire que, comme nous le craignions, la mise en place du secret des affaires se traduit par un recul de l’information citoyenne sur l’activité des entreprises et des institutions, à l’image de l’affaire « implant files », dans laquelle des journalistes du Monde se sont vu refuser l’accès à des documents administratifs ayant trait à la santé publique au motif du secret des affaires. La transposition de cette directive est une opportunité pour construire un État exemplaire, qui lutte activement contre la corruption et toute atteinte à l’intérêt général, en garantissant aux citoyens les droits et moyens de s’informer et d’agir.
Nous veillerons à ce que cette transposition soit rapide et à la hauteur de ces enjeux.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre haute considération.
[1] Conseil de l’Europe, Résolution 2300 (2019), rapporteur M. Sylvain Waserman
Paris, le 7 novembre 2019
Signataires : Patrick Appel-Muller, directeur de la rédaction de l’Humanité ; Arnaud Apoteker, délégué général de Justice Pesticides ; Éric Beynel et Cécile Gondard-Lalanne, porte-paroles de l’union syndicale Solidaires ; Sophie Binet et Marie-José Kotlicki, cosecrétaires générales de l’Ugict-CGT ; Sylvie Bukhari-de Pontual, présidente de CCFD Terre solidaire ; Nadège Buquet et Jacques Testart coprésidents de la Maison des Lanceurs d’Alerte ; Brigitte de Château Thierry, présidente de la CFTC Cadres ; Maxime Combes et Aurélie Trouvé, porte-paroles d’Attac France ; Sandra Cossart, directrice de Sherpa ; Luc de Rome, président d’Action Aid France ; Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France ; Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen ; Guillaume Duval, président du Collectif éthique sur l’étiquette ; Marc André Feffer, président de Transparency International France ; Joël Ferbus, secrétaire d’Alerte Phonegate ; Bénédicte Fumey, porte-parole de Pacte Civique ; Khaled Gaiji, président des Amis de la Terre France ; Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU ; François Hommeril, président de la CGC ; Informer n’est pas un délit ; Karine Jacquemart, directrice générale de Foodwatch France ; Kévin Jean, président des Sciences Citoyennes ; Jean-François Julliard, directeur exécutif à Greenpeace France ; Nicolas Laarman, délégué général de Pollinis ; Elliot Lepers, directeur exécutif ONG ˜ Le mouvement ; Laurent Mahieu, secrétaire général de la CFDT Cadres ; Jean-Louis Marolleau, secrétaire exécutif du Réseau Foi et Justice Afrique Europe ; Patrick Monfort, secrétaire général du SNCS-FSU ; Laëtitia Moreau, présidente de la SCAM ; Jérôme Morin, secrétaire général de la F3C CFDT ; Éric Peres, secrétaire général de FO Cadres ; Olivier Petitjean, coordinateur de l’Observatoire des multinationales ; Jean-Christophe Picard, président de Anticor ; Martin Pigeon, Corporate Europe Observatory ; Edwy Plenel, directeur de Mediapart ; Emmanuel Poilane, président du Crid ; Julie Potier, directrice de Bio consom’acteurs ; Grégoire Pouget, président de Nothing2Hide ; Emmanuel Poupard, premier secrétaire général du SNJ ; Lison Rehbinder, coordinatrice de la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires ; Fabrice Rizzoli, président de Crim’Halt ; Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF) ; Sabine Rosset, directrice de Bloom ; Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) ; Société des journalistes et du personnel de Libération ; Société des journalistes des Échos ; Société des journalistes de 20 Minutes ; Henri Sterdyniak, Les économistes atterrés ; IlhameTaoufiqi, vice-présidente SKJ TV5 Monde ; Pauline Tetillon, coprésidente de Survie ; Antoine Tinel, Société civile des journalistes de Sud-Ouest ; Christian Vélot, président du Conseil scientifique de CRIIGEN ; Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT ; Marie Youakim, coprésidente de Ritimo