Lettre ouverte de Nathalie Tehio, présidente de la LDH, adressée à Patrick Hetzel, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
Monsieur le ministre,
La LDH (Ligue des droits de l’Homme) a été surprise de la teneur de la lettre du 4 octobre dernier du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, cette lettre valant instruction ministérielle, accompagnée d’un communiqué de presse intitulé « Manifestations étudiantes en lien avec le conflit israélo-palestinien ». Ces documents, adressés à tous les établissements et recteurs, appellent de notre part les réactions suivantes :
– si les présidences d’universités et directions d’établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche sont dotées de pouvoir de police sur les campus, elles sont aussi et surtout les garantes du bon exercice des droits et des libertés, dont la liberté d’expression, la liberté académique et de réunion par les étudiants ;
– les usagers de l’enseignement supérieur ne sont pas astreints au principe de neutralité, contrairement à ce que pourrait laisser penser la lettre du 4 octobre. Ils et elles apprennent et se forment à la pensée critique ; vous convoquez également dans votre communiqué la « laïcité », dont on ne voit pas le lien avec les réunions ciblées ;
– la liberté d’expression est garantie par l’article L.811-1 du Code de l’éducation aux usagers du service public de l’enseignement supérieur, tant à titre collectif qu’individuel ;
– si, au même titre que les instances universitaires, les rectorats doivent être tenus informés d’éventuelles décisions prises contre des troubles à l’ordre public, ceux-ci n’ont ni le rôle ni la compétence de maintien de l’ordre, et le contrôle de légalité apparaît comme une atteinte à l’autonomie des universités mais surtout contrevient à l’exception universitaire.
De plus, votre instruction de « limiter les risques au moyen par exemple d’une réglementation concernant les attroupements dans les locaux » concernant toute mobilisation liée au tragique anniversaire du 7 octobre 2023 ne correspond nullement au droit applicable en matière d’attroupements[1] ni au principe de la liberté de réunion pacifique, telle que protégée par
l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
La LDH s’inquiète que votre ministère, garant des savoirs – notamment critiques –, incite les présidents d’universités à considérer que les mobilisations pour une cause en particulier soient par nature plus dangereuses que d’autres et les invite à sortir de leur rôle pour empiéter sur les libertés.
Et ce, alors qu’il n’entre pas dans vos compétences de décider par avance quelle réunion serait localement de nature à générer des risques[2].
Les lieux de production et de transmission des savoirs que sont les universités et les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche doivent préserver plus que jamais l’exercice fructueux de la liberté d’expression et de l’esprit critique, surtout dans le cadre d’un conflit aux nombreuses victimes civiles, où la Cour de justice internationale exhorte les Etats membres de l’ONU, dont la France, à agir pour un cessez-le-feu immédiat, le respect par Israël du droit humanitaire et pour la libération des otages israéliens par le Hamas.
Evidemment, aucune position ou parole contraire à la loi, raciste, discriminatoire ou antisémite ne doit être tolérée, et la sécurité de toutes et tous est tant une nécessité qu’un devoir pour les établissements, qui doivent prévenir et encadrer les éventuels troubles, ou peuvent faire appel aux forces de l’ordre face à une réelle menace.
Mais cela ne peut advenir sur injonction ministérielle, par des mesures préventives liberticides délégitimant et stigmatisant certains engagements. Invoquer la sécurité pour entraver la liberté par anticipation n’est jamais justifiable, et est antinomique avec ce que représentent les universités.
En raison de l’importance du sujet, vous comprendrez que nous nous réservions la possibilité de rendre cette lettre publique.
Veuillez croire, Monsieur le ministre, en l’expression de ma haute considération.
Nathalie Tehio
Présidente de la LDH
Paris, le 8 octobre 2024
[1] Sachant de surcroît qu’un attroupement est défini par l’article 431-3 du Code pénal comme « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public », ce qui ne peut pas être déterminé a priori mais seulement après que se soit tenu le rassemblement, et la dispersion ne peut avoir lieu qu’après des sommations sur place.
[2] Voir mutatis mutandis, l’analyse du Conseil d’Etat sur le télégramme du ministre de l’Intérieur concernant les interdictions de manifestations pro-palestiniennes, relevant de la compétence des préfets 18 octobre 2023, n°488860 : « il appartient en tout état de cause à l’autorité préfectorale, compétente en la matière en vertu des dispositions mentionnées au point 2, d’apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l’ampleur des risques de troubles à l’ordre public susceptibles de résulter de chaque manifestation déclarée ou prévue, en fonction de son objet, déclaré ou réel, de ses caractéristiques propres et des moyens dont elle dispose pour sécuriser l’événement ».