Lettre ouverte aux parlementaires
Paris, le 16 juin 2020
Madame la députée, Monsieur le député,
Le Parlement est saisi d’un projet de loi organisant la fin de l’état d’urgence sanitaire. Nous vous demandons de vous opposer à ce texte dont les dispositions, en l’état, tendent à une prorogation masquée de l’état d’urgence.
Pour la deuxième fois en moins de trois ans (et pour la cinquième fois sous la cinquième République), la France a été placée sous un régime d’état d’urgence qui, au 10 juillet 2020, aura duré presque quatre mois. Même qualifié de sanitaire, ce régime d’exception a altéré fondamentalement l’Etat de droit.
En effet, décidé pour pallier les carences des pouvoirs publics en matière de politique de santé publique, l’état d’urgence sanitaire a conduit à l’édiction de considérables mesures coercitives privatives ou restrictives de libertés ou de droits, mises en œuvre par l’autorité administrative, et dont la violation est pénalement sanctionnée. Les décrets d’application des lois des 23 mars et 11 mai 2020 ne comportent ainsi pas moins de quarante-quatre pages d’obligations, interdictions, prescriptions, demandes d’autorisations, normes de surveillance … attestant de l’approche purement punitive et de défiance à l’égard de la population dans la lutte contre la Covid-19. L’exécution de ces dispositions a connu son lot de dérives, abus, violences policières et discriminations, notamment en matière d’opérations de contrôles (plus de vingt millions, selon le ministère de l’Intérieur) des attestations de sortie et de verbalisations (plus d’un million), accentuant les inégalités sociales et territoriales. Et le contrôle juridictionnel, tant administratif que judiciaire, s’est révélé le plus souvent ineffectif.
Or, loin d’organiser la fin de cet état d’exception, le projet de loi qui vous est soumis reproduit, dans une loi de circonstance, des mesures liberticides de l’état d’urgence sanitaire.
Une sortie en trompe-l’œil de l’état d’urgence
Le projet de loi n’est pas, contrairement à ce qu’il postule, destiné à « organiser la fin » de l’état d’urgence mais plus exactement à prolonger celui-ci sous une autre forme. En effet, la loi du 11 mai 2020 a prorogé le régime d’exception jusqu’au 10 juillet 2020. A cette date, l’état d’urgence prendra juridiquement fin. Par conséquent, ce projet entend bien prolonger, sans justification sanitaire pertinente, certaines dispositions exceptionnelles au-delà de cette date pour une nouvelle durée de quatre mois, jusqu’au 10 novembre 2020. Le Parlement ne peut cautionner un tel détournement de pouvoir et de procédure ni continuer à déléguer ses compétences au pouvoir exécutif.
En outre, en violation des principes constitutionnels d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi et de sécurité juridique, ce projet crée un troisième régime juridique en matière de menace ou de crise sanitaires. En effet, la législation qui découlerait du projet s’ajouterait à celle du droit commun (au demeurant suffisante en l’état actuel de la situation sanitaire) figurant déjà dans le Code de la santé publique (articles L.3131-1 à L.3131-11) et à celle découlant de la loi du 23 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire insérée aussi dans ledit Code (articles L.3131-12 à L.3131-20 qui, selon les dispositions de l’article 7 de cette loi, peuvent être appliqués, en cas de nécessité, jusqu’au 1er avril 2021).
La reconduction de mesures restrictives de libertés ou de droits
Le projet reprend, dans son article 1er, trois des mesures restrictives de libertés ou de droits que la loi du 23 mars 2020 comporte. II délègue, en effet, au Premier ministre, le pouvoir de réglementer ou interdire la circulation des personnes et des véhicules et de réglementer l’accès aux moyens de transport, d’ordonner la fermeture provisoire et de réglementer l’ouverture ou l’accès des établissements recevant du public, de limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature. Il rend également applicables les sanctions pénales édictées par la loi du 23 mars 2020.
Certes, les dispositions du projet précisent que les mesures ne peuvent être décidées qu’ « aux seules fins de garantir la santé publique » mais l’état d’urgence sanitaire s’est déjà affranchi du motif initial invoqué pour le justifier, comme l’ont illustré les textes réglementaires (décrets des 11 et 31 mai 2020) portant interdiction générale et absolue des rassemblements, réunions ou activités « sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes ». Une telle interdiction n’a été applicable ni aux rassemblements, réunions ou activités « à caractère professionnel », ni aux « événements » réunissant jusqu’à cinq mille personnes, ni aux déplacements dans les centres commerciaux, l’espace public ou au Puy-du-Fou.
Consommer, déambuler, se divertir étaient donc des comportements possibles mais protester dans la rue ou organiser des réunions associatives, syndicales ou politiques sont demeurés prohibés alors que les libertés de manifestation et de réunion constituent des libertés fondamentales dans toute société démocratique et sont garanties par les instruments juridiques internationaux, européens et constitutionnels. Ce sont elles qui distinguent les démocraties des régimes autoritaires. L’état d’exception ne peut être détourné de sa finalité pour devenir un procédé de gestion du maintien de l’ordre public.
Saisi d’un référé liberté, notamment par la Ligue des droits de l’Homme, le juge des référés du Conseil d’Etat a considéré, par une ordonnance du 13 juin 2020, que cette interdiction générale et absolue portait une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales de manifester ou de se réunir et a, en conséquence, ordonné la suspension des dispositions de l’article 3 du décret du 31 mai 2020.
Il appartient au Parlement de ne pas reconduire une mesure d’interdiction générale et absolue, non justifiée par des considérations strictement sanitaires, pouvant servir de fondement à de nouveaux excès de pouvoir de l’exécutif ainsi que le révèle d’ailleurs, en dernier lieu, le décret du 14 juin 2020 qui maintient une interdiction des manifestations, réunions et activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public qui met en présence de manière simultanée plus de dix personnes, et qui transforme le régime de déclaration des manifestations en un régime d’autorisation.
Après quatre mois d’un confinement des libertés publiques, sans précédent par son ampleur, la population éprouve légitimement le besoin d’expression collective des idées et des opinions, sans entraves aucunes, ainsi que l’attestent les diverses manifestations spontanées ou organisées des dernières semaines.
L’article 2 pose également problème en ce qu’il opère une délégation de compétence au profit du pouvoir réglementaire pour prolonger la durée de conservation de « certaines » (sic) données à caractère personnel.
Alors que l’article 11, alinéa 3, de la loi du 11 mai 2020 limite à trois mois, après leur collecte, la durée de conservation des données de santé (qualifiées de « sensibles » par le Règlement général de protections des données) collectées par les systèmes d’information (traitements Sidep et Contact-Covid), le projet s’il était adopté en l’état, permettrait à l’autorité administrative de prolonger ce délai jusqu’à six mois à compter de la fin de l’état d’urgence sanitaire, avec application rétroactive pour les données collectées antérieurement.
Il faudrait donc attendre un décret en Conseil d’Etat pour connaître précisément d’une part, les données concernées et d’autre part, les modalités d’information des personnes concernées ce qui ne permettrait pas le débat démocratique dont vous êtes les garants.
C’est pourquoi, afin que la liberté redevienne le principe et la restriction de police l’exception comme l’exige l’Etat de droit et que l’état d‘urgence ne se pérennise pas comme ce fut le cas en 2015-2017, même sous une forme déguisée. La Ligue des droits de l’Homme vous demande de refuser de voter, en l’état, les dispositions contestables de ce projet de loi.
Vous comprendrez que cette démarche soit rendue publique.
Veuillez agréer, Madame la Députée, Monsieur le Député, l’expression de ma haute considération.
Malik Salemkour, président de la LDH