Si la CNCDH se saisit de cette question, c’est que la société française est actuellement travaillée par de fortes contradictions sur la question des sanctions pénales et notamment de la prison. D’un côté, les affaires récurrentes et fortement médiatisées de violences urbaines, le rajeunissement de la population délinquante, la part que prennent les thèmes « sécuritaires » dans les discours politiques et dans le débat public poussent l’opinion à demander plus de rigueur, voire de sévérité, à la justice et aux forces de l’ordre, alors même que contrairement à une croyance répandue les sanctions pénales, à faits comparables, sont aujourd’hui nettement plus lourdes qu’il y a quelques années. De l’autre, le débat sur les conditions de vie dans les prisons, lancé notamment par le livre du Docteur Vasseur, a permis sinon d’en finir totalement avec le mythe des « prisons quatre étoiles », du moins de faire comprendre jusqu’au-delà des oppositions partisanes traditionnelles à quel point l’état actuel de l’institution carcérale n’était pas acceptable dans une société telle que la nôtre et, plus profondément, à quel point les peines de prison pouvaient du point de vue même de l’efficacité en termes d’ordre public se révéler fortement contre-productives. L’opinion publique est à la fois inquiète, face à des évolutions sociologiques qui menacent la cohésion non plus seulement sociale et territoriale mais aussi inter-générationnelle, et partagée entre des attentes contradictoires, notamment du fait de l’amplification de faits réels par l’effet de loupe (médiatique) provoquant le sentiment d’insécurité. Ce décalage entre la perception de données essentielles et la réalité des faits rend plus que jamais nécessaire une interrogation à la fois lucide et dépassionnée sur la signification de la sanction pénale et sur les conditions à la fois de son efficacité (réelle) et de son acceptabilité (symbolique). Qu’en est-il des données de fait sur la délinquance ? Si l’on fait abstraction des controverses récurrentes sur les chiffres, la baisse et du nombre des détenus (depuis 1996) et du flux d’entrée en détention reflète une diminution relative du nombre des délits punis de prison et une stabilité du nombre des crimes ; ces données globales recouvrent cependant une situation contrastée : augmentation des vols à main armée, des viols, mais diminution des crimes de sang, etc. Encore faut-il tenir compte de ce que le recul du non-dit et la volonté de poursuivre plus systématiquement certaines infractions (notamment certains crimes sexuels) peuvent déformer une partie de cette image statistique de la réalité sociale. Face à cette situation, on constate (sur la base des statistiques fournies par la Direction de l’administration pénitentiaire) une augmentation de la durée de détention : au cours des vingt dernières années, alors que l’effectif total de la population pénitentiaire a crû d’environ 50%, le nombre de détenus purgeant des peines égales ou supérieures à cinq ans a plus que doublé et atteint aujourd’hui 44,9% de cette population. Et cependant le recours aux sanctions pénales en milieu ouvert a, parallèlement, augmenté de 80% entre 1989 et 2000. L’ensemble de ces données sont en évidente discordance avec la perception qu’a l’opinion dominante de l’évolution de la justice pénale, discordance due en grande partie à une confusion entre les différents aspects de la répression. Un amalgame s’opère entre la relation médiatique des crimes les plus graves et un sentiment d’insécurité due en réalité essentiellement à la délinquance « quotidienne ». Il en résulte une demande de « pénalisation » accrue de la vie sociale face à laquelle tout alourdissement de la répression semble constamment insuffisant voire inopérant : la politique pénale, qui s’est faite plus sévère pour les affaires dont les tribunaux ont été saisis et en même temps plus moderne à travers le développement des sanctions alternatives à la détention, ne paraît pas rencontrer pour autant l’adhésion du corps social. Dans ce contexte, la réflexion peut s’ordonner autour de trois questions générales portant successivement sur les cibles, sur les fins et sur les moyens d’une politique pénale aujourd’hui : qui punir ? pourquoi punir ? comment punir ? 1. Qui punir ? Il n’y a dans cette interrogation rien de nouveau : un intense effort de réflexion tendant à mieux cerner la responsabilité pénale a été mené de longue date, concernant notamment l’âge de cette responsabilité et la capacité de l’assumer. Les spécialistes s’accordent à reconnaître les progrès accomplis dans le domaine psychiatrique et sur le plan du régime des mineurs délinquants à partir de 1945. Mais le doute semble de nouveau prendre le pas sur l’expérience. Lutter contre la « pénalisation » systématique Le débat récent sur le traitement de la délinquance juvénile a mis en lumière, notamment à travers des amendements sénatoriaux, une tentation de durcissement de la politique pénale à l’égard des mineurs, qui a conduit d’aucuns à proposer un abaissement important de l’âge minimal requis pour subir la répression ainsi qu’une refonte de l’ordonnance de 1945 remettant en question la priorité donnée par le droit français à la prévention et à l’éducation sur la punition stricto sensu. Or, appliquer la répression pénale à des enfants de plus en plus jeunes, c’est reconnaître nolens volens une détérioration des rapports inter-générationnels et de la cohésion sociale contre lesquelles la société ne saurait plus lutter intelligemment ni efficacement : le choix des « cibles » pénales constitue un indicateur fiable de l’état du tissu social. Lorsque de même les services médico-psychologiques intervenant en milieu pénitentiaire indiquent que 30% des personnes détenues dans les prisons françaises sont atteints de troubles psychologiques graves, il apparaît tout aussi clairement que le recours aux peines privatives de liberté traduit trop souvent l’incapacité à prendre efficacement en charge des désordres qui ne devraient pas relever d’un traitement pénal : quelle compréhension de la peine, quelle assomption de responsabilité pénale peut-on raisonnablement attendre de ces détenus ? Cette dérive, catastrophique pour les personnes incarcérées et préoccupante pour les personnels pénitentiaires, n’est ni acceptable ni efficace, y compris du point de vue de la protection de l’ordre public. Plus généralement, la question se pose aujourd’hui de savoir jusqu’où se poursuivra le mouvement de « pénalisation » qui frappe quasiment tous les secteurs de la vie sociale : à partir de quel seuil (de gravité) et sur quels critères « passe-t-on au pénal » ? Pourquoi des troubles qui appelaient naguère d’autres réactions (procès civil ou administratif, débat politique, etc.) déclenchent-ils de plus en plus souvent la saisine du juge répressif ? La réponse classique selon laquelle c’est le trouble à l’ordre public qui suffit à justifier la répression pénale ne saurait satisfaire, car elle ne fait que repousser l’interrogation en aval : où passent les frontières, et pourquoi se déplacent-elles toujours dans le même sens, entre d’une part l’« ordre public pénal » et d’autre part ce que l’on pourrait appeler l’« ordre public civil », l’« ordre public social », voire l’« ordre public politique » (que sanctionnent les responsabilités du gouvernement devant l’Assemblée nationale et des élus nationaux et locaux devant le suffrage universel) et l’« ordre public administratif » (dont les violations appellent annulation des actes entachés d’excès de pouvoir et mise en jeu de la responsabilité de la puissance publique) ? Tout fait deviendrait-il fautif ? toute faute deviendrait-elle pénale, et pourquoi ? Maîtriser la politique pénale Il suffit de poser les questions qui précèdent pour comprendre que la question « qui punir ? » renvoie nécessairement à deux autres interrogations. « Pour qui punir ? » d’abord, c’est-à-dire qui cherche-t-on à satisfaire à travers l’intervention du juge répressif ? S’agit-il par exemple seulement de « la société » s’exprimant par la voie du législateur pénal… ou également, et de plus en plus, de victimes qui instrumentalisent le procès pénal pour obtenir la dimension symbolique de la réparation qu’elles jugent ne pouvoir atteindre que de cette manière ? Parce qu’à son tour cette question renvoie à celle du « pourquoi punir ? », on aura à revenir sur la prise en compte de l’importance croissante des victimes dans le procès pénal. Mais il est clair qu’une société qui ne parvient plus à maîtriser collectivement, politiquement au sens le plus noble du terme, la détermination des cibles de la répression pénale, souffre d’une sorte de privatisation d’un élément essentiel du contrat social. On en vient ainsi à se demander « qui décide qui punir ». La multiplication des constitutions de partie civile et des citations directes, qui traduit l’intense activité contentieuse des victimes (et aussi d’associations de défense nombreuses et diverses), interroge sur la portée pratique du principe de l’opportunité des poursuites et élargit dès lors tout aussi considérablement le cercle des justiciables de la répression pénale. Il en résulte un brouillage de la politique pénale et une inadéquation de la réponse publique aux désordres bien réels dont souffre notre société. Sauf à ce que la démocratie ne soit plus l’affaire de citoyens mais seulement de « sujets sensibles », la souffrance ne saurait suffire à faire loi. C’est au législateur qu’il appartient de réagir pour clarifier et limiter les raisons du déclenchement de la machine répressive, ne serait-ce que pour éviter qu’un usage excessif n’en émousse l’efficacité. 2. Pourquoi punir ? La démarche « naturelle » d’une institution telle que la CNCDH l’aurait, il y a peu encore, conduite à faire partir sa réflexion de la thématique de la loi expression de la volonté générale, définissant le « contrat social » dont le respect s’impose à tous. C’est l’état d’esprit qui a inspiré jusqu’à présent tous ceux qui ont réfléchi en France au sens de la peine ; il a notamment trouvé son expression récente dans la refonte du code pénal, et c’est par la loi que l’on a abordé notamment la difficile question de l’obligation de soins imposée aux délinquants sexuels. C’est bien cette voie, celle de la définition de l’infraction par la loi, que privilégie la société française. Mais l’évolution évoquée auparavant, qui fait une place croissante aux rapports inter-individuels, à la « société civile », et notamment en l’espèce au face à face entre l’auteur et la victime d’une infraction, force à considérer, dans un ordre inverse, successivement la relation entre les personnes directement concernées par l’infraction pénale, le rôle de la loi pénale porteuse de « médiation » étatique, la dimension temporelle de la politique pénale et enfin les objectifs divers et parfois contradictoires de toute politique pénale dans une démocratie attachée à l’État de droit. 2.1. Donner à chacun sa juste place La prise en compte croissante des victimes dans le traitement des infractions a fait apparaître l’importance de l’une des fonctions du procès pénal, qui rompt le lien avec l’auteur imposé à la victime par la commission même de l’infraction et qui lui restitue ainsi son intégrité, dès lors que la société la reconnaît précisément comme victime et en tire les conséquences à la fois matérielles et symboliques. Symétriquement et dans un même mouvement, le procès pénal constitue l’auteur de l’infraction comme délinquant et, ce faisant, reconnaît sa nature d’être raisonnable auquel la société s’adresse en mettant en jeu sa responsabilité pénale : lui est ainsi restituée une capacité civique, que la commission de l’infraction niait d’une certaine manière et qu’il peut retrouver en assumant cette responsabilité. Cette prise de conscience de la nature de son acte et de ses conséquences constitue le préalable nécessaire au retour vers la loi commune. C’est bien pourquoi l’application de la répression pénale à des personnes que leur âge ou leur état médico-psychologique ne rend pas accessible à l’assomption de leur responsabilité est non seulement inique mais dépourvue de toute efficacité : ce qui allait sans dire naguère doit aujourd’hui être souligné avec force pour ne pas céder à la démagogie. 2.2. Dire la loi au nom de la société La justice répressive a pour fonction première, historiquement et logiquement, de répondre à la négation de l’ordre par la négation du désordre, d’opérer par rapport à la dimension inter-personnelle le recul qu’introduit la médiation étatique : la parole de la Loi, ainsi mise en acte, rompt le tête-à-tête entre auteur et victime en exprimant valeurs et tabous d’une société. Mais précisément cette fonction régulatrice que garantit le principe de légalité des peines est altérée par la crise des médiations étatiques : la montée sus-évoquée de la « victimisation » produit bien une sorte de privatisation (dans l’ordre du symbolique) de l’espace pénal. Or les intérêts de la société et de la victime sont loin de coïncider nécessairement, d’où des incertitudes et des contradictions croissantes sur la fonction du procès pénal. Ces incertitudes et ces contradictions sont d’autant plus fortes que l’on demande au droit de se substituer au politique pour assumer une part de plus en plus large de la régulation sociale : parce qu’elle repose sur l’illusion de règles neutres et objectives, la juridicisation des rapports sociaux ne peut que laisser le besoin de « justice » insatisfait. La CNCDH ne peut ici que souligner les risques d’une dérive vers le tout-juridique et, au sein du champ juridique, vers le tout-pénal : confondre le droit pénal, dans lequel le délinquant est face à la loi, avec le droit privé, dans lequel le fautif est face à la victime d’un préjudice, ce n’est pas seulement brouiller la cohérence du système juridique mais aussi affaiblir le lien social et l’ordre public que l’on prétend mieux servir. Une clarification s’impose d’autant plus que la société française est partie prenante d’un mouvement qui tend à l’internationalisation du droit pénal. Ce mouvement a déjà produit des effets importants sur le quotidien de la justice, notamment à travers la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. L’institution de juridictions pénales internationales fait naître de nouveaux concepts concernant les crimes les plus graves qui justifient la compétence de ces juridictions et suscitent des débats sur le bien-fondé des traditions nationales relatives aux prescriptions, au temps de l’oubli, au rapport du citoyen avec le système répressif. Le renforcement, qui s’accélère aujourd’hui, de la coopération judiciaire européenne constituera très probablement le creuset d’un ordre juridique répressif en grande partie commun aux États membres de l’Union, sur le contenu duquel il importe que la France puisse prendre des positions fortes et claires. 2.3. Rouvrir la perspective temporelle d’une réparation Il s’agit d’abord ici de cette réparation symbolique que recherchent tant de victimes. Le scandale de l’infraction fige une situation insupportable que seule l’audience pénale permet de dénouer. Le processus répressif suppose pour ce faire que se succèdent deux temps : celui de la séparation (non seulement, comme on l’a dit, de l’auteur et de la victime jusque-là liés par la commission de l’acte délictueux, mais aussi du délinquant par rapport au corps social à travers la condamnation même), puis celui de la réinsertion, de la réintégration du condamné par la prise de conscience de son acte qui lui permet d’assumer sa responsabilité pénale, par l’effectuation de la peine qui n’a d’intérêt social que si elle le ramène dans le champ du « normal » et assure le dépassement de la situation initiale de mise à l’écart. L’opinion admet de moins en moins que le « souverain » fasse l’économie de ce processus, par exemple en édictant une amnistie, non seulement en raison de la crise précitée de la médiation étatique mais aussi et peut-être surtout parce que le scandale de l’infraction n’est pas purgé alors que l’ordre (symbolique) ne peut revenir sans que le désordre ait été (symboliquement) dit, sanctionné en tous les sens de ce mot. Pour la même raison, la demande d’imprescriptibilité augmente, car même l’écoulement d’un laps de temps important ne suffit pas ou plus à faire admettre l’impasse sur la condamnation purificatrice du scandale. Inversement, l’exigence de cet écoulement est de plus en plus difficile à supporter pour une population pénitentiaire de moins en moins à même d’en intérioriser la nécessité. En d’autres termes, il y a un temps pour la condamnation et un temps pour l’exécution de la peine, et l’on ne peut impunément ni faire l’économie de l’un de ces deux temps, ni soumettre le second aux seules considérations qui affectent le premier (notamment en refusant de reconsidérer le traitement pénal du condamné au vu de l’évolution de sa personnalité et de son comportement au long de l’exécution de la peine). Il est clair que nos sociétés dominées par la rapidité des communications, par l’instantanéité de l’information et par le primat de l’émotif qui en découle éprouvent une difficulté croissante à prendre conscience de la dimension temporelle et à tirer les conséquences de l’écoulement du temps. La responsabilité « pédagogique » des médias de masse, qui en pratique ont plus encore que le législateur le pouvoir de dire le juste et l’injuste, est ici essentielle, notamment dans des situations de libération de condamnés pour des crimes graves après exécution d’une longue peine privative de liberté. 2.4. Rétablir la cohésion sociale La justice pénale a pour missions de rétablir à la fois l’ordre public – ce qui suppose que les demandes de l’opinion ne restent pas sans réponse mais en même temps que soit pensé un long terme dépassant les pulsions de cette opinion -, l’intégrité de la victime (et ce plus encore symboliquement que matériellement) et la capacité « sociale » et « civique » du délinquant… ce qui ouvre un autre champ d’incertitudes, sur l’efficacité thérapeutique (peut-on traiter la délinquance comme un « mal », ce « mal » se « soigne »-t-il, et comment ? etc.) et sur la reconstruction éducative qui doit résulter en principe de l’effectuation de la peine. Le désarroi des spécialistes eux-mêmes quant au choix de stratégies et de méthodes efficaces sur ces deux plans laisse les praticiens (magistrats, acteurs du système pénitentiaire, intervenants psychiatriques, etc.) dans un évident embarras, que l’ampleur déjà signalée des troubles psychiatriques affectant la population pénitentiaire ne contribue pas peu à expliquer. Cet embarras est accru par l’évolution du paysage sociologique que caractérisent contradictoirement, on l’a vu, d’un côté l’existence de « non-peines » (soit par application du régime de dispense de peines, soit, et c’est là un facteur d’exaspération que l’on ne saurait sous-estimer, par impossibilité de poursuivre nombre d’actes de petite délinquance) et plus généralement l’évolution législative dont la réforme du Code pénal a témoigné, de l’autre l’alourdissement des peines effectivement prononcées (qui mesure la poussée de la « victimisation » sur les choix des juridictions répressives) et la forte différenciation des réactions selon les infractions (la demande de l’opinion visant tout particulièrement des faits jugés insupportables). Dans ces conditions, le risque de décalage excessif entre les orientations normatives et la réalité judiciaire n’a aujourd’hui rien de purement théorique. Comment dès lors, alors que la hiérarchisation des quatre objectifs précités a profondément changé et que les contradictions entre ces objectifs s’avivent, établir clairement une hiérarchie de buts de la politique pénale acceptable pour le corps social ? Comment d’abord, modestement, rendre plus lisible le « contexte » de cette politique, c’est-à-dire ces décalages entre loi et pratique pénales qui tiennent pour une large part à la gestion du principe d’opportunité des poursuites, au degré de « bureaucratisation » de l’activité judiciaire, à l’inflation procédurière, etc. ? La clarification des valeurs fondant aujourd’hui le contrat social constitue un préalable nécessaire à toute interrogation sur les voies et moyens de la sanction pénale. 3. Comment punir ? Tout ce qui précède invite décidément à la prudence et à la modestie, et aussi au maintien de principes fondateurs… ou plutôt à un effort pour mieux respecter ces principes. 3.1. Adopter une approche pragmatique Si la justice habite le monde des équivalences imparfaites, on comprend aisément l’insistance de Paul Ricœur sur le thème d’une « pragmatique de la peine » : les grands systèmes théoriques étant en échec, on en est réduit à prôner l’utilisation d’un clavier de sanctions, la nécessaire expérimentation, la patience devant l’impossibilité d’obtenir rapidement des résultats significatifs, etc. Ce « profil bas » s’impose d’autant plus que l’évolution accélérée des connaissances scientifiques (biologie, neurologie, etc.) remet en cause les catégories classiques de la responsabilité pénale. Mais il heurte inévitablement les demandes de l’opinion qui attend des réactions simples et fortes et des résultats immédiats. Or ces résultats sont d’autant plus difficiles à atteindre que la population carcérale concentre, comme en témoigne sa composition même, échecs et tensions sociales : deux tiers de cette population sont issus de milieux frappés par la grande pauvreté, accumulant faiblesse des revenus, difficultés scolaires, insuffisance de formation, problèmes de santé (notamment, on l’a vu, graves troubles psychologiques), etc. ; les étrangers y constituent un autre groupe en situation particulièrement fragile, pour lequel l’objectif de réinsertion est encore plus problématique. Face à ces personnes dont la prise en charge est très difficile, les ressources dont dispose l’Administration pénitentiaire sont encore nettement insuffisantes. C’est encore plus vrai du traitement des mineurs délinquants : le procès fait à l’ordonnance de 1945 est d’autant plus injuste que les moyens d’en mettre en œuvre convenablement les dispositions font en réalité trop souvent défaut. Enfin, l’application de la sanction pénale navigue constamment entre les écueils de la précipitation, qui ne fait jamais une bonne justice, et de la tardiveté, qui rend cette sanction illisible tant pour l’auteur de l’infraction que pour la victime et pour l’opinion publique. De ce point de vue encore, la perfection judiciaire n’est qu’illusion. 3.2. Maintenir les principes de nécessité et de proportionnalité Nul ne saurait ici transiger avec le respect de règles constitutionnelles (l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme commande, on le sait, à la loi de n’« établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ») qui contribuent fortement à distinguer justice et vengeance. De ce point de vue, l’idée, malheureusement appliquée par quelques législations étrangères, de faire croître les peines en proportion « géométrique » du taux de récidive, est révélatrice des pertes de sang-froid qui affectent certains secteurs des opinions publiques. La tentation de répondre, fût-ce sous une forme moins explicitement brutale, à cette demande de sévérité toujours croissante doit être maîtrisée : la « délinquance zéro » relève du fantasme, et la « tolérance zéro » du totalitarisme juridique. Il faut au contraire différencier les réponses pénales, notamment en traitant spécifiquement les crimes qui menacent radicalement la cohésion sociale (les « crimes indifférenciateurs », selon l’expression de René Girard) et, plus généralement, en évitant de confondre incivilité, délinquance et criminalité : l’usage de plus en plus répandu des termes « criminel », « criminalité », pour qualifier des évolutions qui relèvent presque totalement de la compétence des tribunaux correctionnels crée un brouillage aussi significatif que préoccupant. Quelle que soit l’exaspération – compréhensible – engendrée par la petite délinquance « ordinaire », elle ne saurait légitimer de telles confusions, non seulement parce que la loi pénale n’est pas une simple chambre d’écho des troubles de l’opinion mais aussi parce que la réponse réside à l’évidence non dans une aggravation constante des peines mais dans une amélioration de l’effectivité des poursuites. On ne saurait par ailleurs être assez attentif aux inégalités considérables entre condamnés qui naissent des conditions dans lesquelles la peine est réellement subie : les effets de l’incarcération préventive, les conséquences sociales de la détention et ses incidences sur les familles et sur la vie privée, l’insuffisance des recherches et des mesures de diagnostic et de traitement des maladies mentales, l’incompréhension trop fréquente de situations particulièrement difficiles liées à la nature des infractions commises, à l’âge, à la qualité d’étranger, etc. constituent autant de facteurs aggravants de la sanction pénale et d’inégalités cachées, qui expliquent que malgré les efforts considérables accomplis par l’Administration pénitentiaire – auxquels il convient de rendre hommage -la situation réelle soit loin de s’être améliorée pour une grande partie de la population pénale. 3.3. Garantir la personnalité et l’évolutivité des peines La dialectique de la séparation et de la réunion (s’agissant de la situation du délinquant par rapport au corps social) suppose que la sanction pénale ne soit jamais définie initialement ne varietur, mais au contraire soit susceptible de redéfinition permanente en fonction de l’évolution des condamnés – non seulement en raison de la fonction (ré)éducative qui doit dominer l’exécution des peines mais aussi parce qu’il importe, notamment vis-à-vis des jeunes délinquants, de prévenir dans toute la mesure du possible la stigmatisation qui peut très rapidement enfermer dans un statut de délinquant à vie (le « casier » peut être en lui-même un instrument d’enfermement terriblement efficace dans un sens contre-productif). En vertu de dispositions que personne ne conteste, aucune peine, même prononcée à titre définitif, ne l’est aujourd’hui en droit français : tout détenu a vocation à sortir un jour de prison… ce qui suppose une gestion de cette perspective de sortie inéluctable dès le début de l’exécution de la peine. Et cette gestion ne peut être qu’individualisée : il n’y a pas plus de « macro-économie des peines » que d’arrêts de règlement. De ce point de vue, l’existence de véritables « tarifs » pratiqués par certaines juridictions et bien connus d’une grande partie de la population pénale est un signe de dysfonctionnement de la politique répressive. On touche là à une question essentielle : le « formatage » et surtout la fixité de la peine, le recours aux périodes de sûreté et aux peines incompressibles, compromettent gravement l’atteinte des objectifs qu’est censée poursuivre l’institution pénitentiaire. Cette question du temps est donc décisive sur les plans de la maîtrise des dérives de l’opinion et de la recherche d’un compromis entre demande symbolique et efficacité réelle de la répression pénale. 3.4. Mieux assurer l’efficacité de la sanction On sait trop à quel point la prison prolonge et renforce aujourd’hui la logique de délinquance (mélange entre délinquants « novices » et « endurcis », sinon entre prévenus et condamnés ; promiscuité encourageant les comportements mimétiques ; population pénitentiaire régie de facto par des codes qui empruntent encore souvent plus à ceux du milieu qu’à ceux du monde « extérieur/normal », au point de transformer le rôle théoriquement éducatif de la sanction en son contraire). Or, s’il est évident, ou en tout cas mieux perçu par l’opinion depuis quelques mois, que la prison n’est pas un hôtel certes muni de verrous mais soumis aux mêmes règles que le reste de la société, on ne saurait admettre, sauf à se résigner à une politique (pénale) de Gribouille, que la période de privation de liberté prolonge ainsi dans la grande majorité des cas la soumission à des règles anti-sociales. Plus profondément, c’est le « dehors » qui façonne le « dedans » : le monde carcéral reflète, voire amplifie, bien des traits de la société actuelle. La télévision y est plus facile à suivre que les études à reprendre, les compétitions y sont souvent exacerbées, les hiérarchies incontournables, au point que bien des détenus subissent véritablement deux peines en une seule, l’assujettissement à un univers injuste et violent s’ajoutant à la privation de liberté. Il n’en faut pas moins saluer des efforts non négligeables pour réinstiller du droit, voire de l’État de droit, à l’intérieur des enceintes pénitentiaires. Mais on est encore loin du modèle de gestion pénitentiaire dans lequel les personnes détenues seraient présumées conserver leurs « droits de l’Homme et du citoyen » dans toute la mesure compatible avec l’exécution de la sanction pénale et avec la sécurité des établissements. Tel est pourtant le seul principe logique dès lors que toute exécution d’une peine privative de liberté est en réalité non une relégation, qui débarrasserait définitivement la société d’éléments inadaptés à la vie « normale », mais au contraire une marche plus ou moins longue vers la sortie de prison. En d’autres termes, la phase de séparation (du délinquant d’avec le reste du corps social) doit culminer au jour de la condamnation ; dès le lendemain, c’est le retour vers la vie commune qui doit s’amorcer. C’est dans cette perspective que doit être aménagé l’ensemble du régime d’exécution des peines (préférence pour les peines alternatives à l’enfermement, pour les régimes de semi-liberté et autres aménagements assouplissants, etc.). C’est également ainsi que doit se comprendre le régime de la dispense de peine : la « non-peine », elle aussi, a un sens. Plus généralement, la réinsertion aussi rapide que possible dans des liens d’échange sociaux, la possibilité de ne pas être vu seulement comme délinquant, sont des conditions nécessaires à tout processus éducatif de réinsertion/réhabilitation/reconstruction de la personne. A cet égard, une attention encore plus forte devrait être portée au temps de la « post-peine », de l’« après prison », c’est-à-dire aux conditions (financières, sociales, culturelles) auxquelles la réinsertion peut ne pas être qu’un vœu pieux. Ce réaménagement nécessaire ne concerne pas seulement la refonte des règles de fond : les moyens bien sûr, sans lesquels toute réforme reste cosmétique, mais aussi les instances et les procédures comptent davantage encore. Sur ce plan, la CNCDH recommande, comme l’a fait la « commission Canivet », l’instauration d’un contrôle externe sur le fonctionnement de l’institution pénitentiaire, qui ne saurait être interprété comme une marque de défiance systématique envers ses personnels mais s’impose pour marquer une rupture salutaire avec nombre de situations contraires aux principes même de notre politique pénale. L’effectivité des recours constitue ici l’un des signes les plus clairs de ce que la peine ne saurait retirer à celui qui la subit l’exercice de ses droits fondamentaux dès lors que cet exercice ne contrevient pas à l’exécution même de la sanction pénale. Rapporteur, Monsieur Jean-Pierre DUBOIS Paris, le 24 janvier 2002