Remise en cause du droit du sol

Lettre ouverte collective, dont la LDH est signataire, à l’attention d’Elisabeth Borne, Première ministre

 

Madame la Première ministre,

Ce lundi 6 novembre débutera en séance publique au Sénat l’examen du projet de loi « Immigration » porté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

A cette occasion, les sénatrices et les sénateurs auront à se prononcer sur des dispositions lourdes de conséquences pour notre Etat de droit et qui, de ce fait, ont soulevé de fortes et légitimes inquiétudes.

Ces dispositions ont été débattues sur la place publique, suscitant des controverses politiques et de nombreuses critiques d’associations, de personnalités ou de professionnels dont les médias se sont fait le relais. Mais il est un recul qui, jusqu’à aujourd’hui, est passé largement inaperçu.

Ce recul est contenu dans les articles 2 bis et 2 ter du projet de loi, à la suite de son introduction via des amendements adoptés en mars dernier par la commission des lois du Sénat. Ces amendements venus de la droite sénatoriale visent à remettre en cause le droit du sol pour les enfants nés en France de parents étrangers.

En effet, l’article 2 bis modifie les conditions d’accès à la nationalité de ces jeunes en inscrivant dans le Code civil la disposition suivante : « Tout enfant né en France de parents étrangers peut, à partir de l’âge de seize ans et jusqu’à l’âge de dix-huit ans, acquérir la nationalité française à condition qu’il en manifeste la volonté, qu’il réside en France à la date de sa manifestation de volonté et qu’il justifie d’une résidence habituelle en France pendant les cinq années qui la précèdent. »

Une disposition qui remplace l’actuel article 21-7 du Code civil ainsi rédigé : « Tout enfant né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française à sa majorité si, à cette date, il a en France sa résidence et s’il a eu sa résidence habituelle en France pendant une période continue ou discontinue d’au moins cinq ans, depuis l’âge de onze ans. »

Bref, dans l’état actuel de notre droit, la confiance dans la capacité intégratrice de notre pays et l’impératif d’égalité amènent à un traitement égalitaire des enfants qui sont nés et ont grandi en France, et ceci quelle que soit la nationalité de leurs parents.

A rebours, l’article 2 bis supprime l’automaticité de l’acquisition de la nationalité française lorsqu’un jeune né en France de parents étrangers atteint sa majorité (en sachant que cette nationalité peut, dans certaines conditions, être acquise de façon anticipée à partir de l’âge de 13 ans).

En effet, il introduit une manifestation de la volonté afin de devenir français, conformément à l’idée très en vogue à droite de l’échiquier politique dans les années 1980 et 1990 (et qui l’est restée à l’extrême-droite) selon laquelle, pour des jeunes nés chez nous de parents étrangers, la nationalité doit être élective. Cela avait d’ailleurs conduit à ce que, sous l’impulsion de Charles Pasqua, cette manifestation de volonté soit introduite dans le code civil entre 1993 et 1998, année de l’abrogation de cette disposition par le gouvernement Jospin.

Quel fut le bilan de cette parenthèse ? Le rapport qui fait autorité en la matière, rédigé en 1997 par l’historien Patrick Weil, notait que les filles avaient moins sollicité l’acquisition de la nationalité française que les garçons (possiblement du fait de pressions familiales plus fortes sur les filles que sur les garçons) et soulignait les problèmes d’accès à l’information posée par cette disposition. A cet égard, une clairvoyance minimale laisse apparaître que les publics les plus fragiles et les plus éloignés des institutions seraient touchés de plein fouet par la modification que l’article 2 bis se propose d’introduire dans notre Code civil. Une mesure qui créerait une discrimination indirecte envers les filles et les pauvres constituerait une violation flagrante de l’attachement à l’égalité que beaucoup d’entre vous professent à raison.

Il reste à préciser que la disposition introduite en 1993 sous l’impulsion de Charles Pasqua prévoyait qu’il était possible de manifester sa volonté d’acquisition de la nationalité française entre les âges de 16 ans et 21 ans, soit pendant cinq années. Si l’article 2 bis (qui prévoit une manifestation de volonté réduite à deux ans) était adopté, cela constituerait une rupture radicale avec la loi de 1889 fixant le régime moderne du droit du sol. Une rupture telle qu’elle mettrait en place un degré de restriction du bénéfice du droit du sol inconnu depuis le régime instauré en … 1804.

Quant à l’article 2 ter du projet de loi, modifiant également notre code civil, il empêche l’accès à la nationalité de ces mêmes jeunes nés en France de parents étrangers s’ils ont été condamnés, et ceci quelle que soit l’infraction, à une peine d’emprisonnement égale ou supérieure à 6 mois, non assortie d’une peine de sursis. Là encore, le résultat de cette mesure est de fragiliser le parcours vers la nationalité de jeunes nés en France de parents étrangers, en empêchant une partie d’entre eux de devenir français.

Ces deux dispositions, reprenant des antiennes de l’extrême-droite, sont graves en ce qu’elles peuvent avoir pour conséquences directes pour les jeunes et leurs familles. Nous sommes inquiets car, à ce stade, le gouvernement n’a déposé aucun amendement de suppression de ces dispositions, au risque de les légitimer. Pourtant, nul ne peut ignorer que ces dispositions créeront des situations kafkaïennes pour les personnes elles-mêmes ou au sein des familles. Nul ne peut davantage ignorer que ces mêmes dispositions enverront à des jeunes trop souvent stigmatisés et renvoyés hors de la légitimité nationale un nouveau signal de défiance de la part des institutions de la République. Bien loin de renforcer l’intégration au sein de la citoyenneté française, ces dispositions sont profondément désintégratrices.

Chaque année, ce sont 35 000 jeunes nés en France de parents étrangers qui acquièrent la nationalité française en vertu du droit du sol. Environ 40% sont d’origine maghrébine. Faut-il voir dans ce pourcentage, qu’il faudrait augmenter de celui des personnes d’origine subsaharienne, la motivation de cette mise en suspicion de la jeunesse par les auteurs des amendements dont ce courrier vous entretient ? Les relents de racisme qui entourent malheureusement trop souvent les débats sur l’immigration laissent peu de place au doute.

Alors, au regard de la rupture avec la tradition républicaine introduite par ces dispositions, à l’aune de leurs effets désintégrateurs et devant l’évidence de la malveillance qui en a motivé l’adoption, nous demandons que votre gouvernement dépose des amendements de suppression de ces dispositions qui nous renverraient à un temps napoléonien.

Sachant pouvoir compter sur votre attachement à l’esprit de notre République, nous vous prions, madame la Première Ministre, de recevoir nos salutations distinguées.

Premiers signataires : Responsables associatifs et syndicaux ; Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Syrine Aït Si Ali, présidente de la FIDL ; Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT ; Thomas Caï, président de l’association des jeunes Chinois de France ; Laurent Escure, secrétaire général de l’UNSA ; Kaltoum Gachi, avocate, co-présidente du MRAP ; Bacary Goudiaby, journaliste et écrivain, président du Collectif des Sénégalais de la diaspora en France ; Ali Guessoum, fondateur de l’association Remembeur ; Nassurdine Haidari, président du CRAN ; Sacha Halgand et Romain Montbeyre, responsables du projet « Salam, Shalom, Salut » ; Hania Hamidi, secrétaire générale de l’UNEF ; Albert Herszkowicz, co-animateur du Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes ; Marcel Kabanda, historien et président de l’association Ibuka France ; Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT ; Jacky Mamou, ancien président de Médecins du Monde ; Frédéric Marchand, secrétaire général de l’UNSA Education ; Maëlle Nizan, Présidente de la FAGE ; Charlotte Moisan, Secrétaire Générale du MNL ; Etienne Nsanzimana, ancien président d’Ibuka France, militant de la mémoire ; Jacques Pradel, président de l’ANPNPA (Association Nationale des Pieds-Noirs Progressistes et leurs amis) ; Benoît Teste, secrétaire général de la FSU ; Sophie Vénétitay, secrétaire générale du SNES-FSU ; Universitaires et personnalités artistiques ; Nicolas Bancel, professeur ordinaire (Université de Lausanne, Faculté des Sciences sociales et politiques ; Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation) ; Pascal Blanchard, historien, chercheur-associé CRHIM / UNIL ; Joëlle Bordet, chercheuse psychosociologue, spécialiste des socialisations des jeunes des quartiers populaires ; Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences Po Paris ; Toumi Djaïdja, symbole et initiateur de la marche pour l’Egalité ; Jonathan Hayoun, réalisateur et essayiste ; Nacer Kettane, président de Beur FM, membre honoraire du CESE ; Yannick L’Horty, universitaire, économiste ; Gilles Manceron, historien ; Achille Mbembe, universitaire, directeur général de la fondation de l’innovation pour la démocratie ; Janine Mossuz-Lavau. Directrice de recherche émérite CNRS au CEVIPOF (Centre de recherche politique de sciences Po) ; Benjamin Stora, historien ; Alice Zeniter, autrice Responsables d’associations locales ; Association de Soutien aux Travailleurs Immigrés des Ulis ; Mimouna Adjam, présidente d’Africa 93 ; Dieynaba Baldé, présidente du comité SOS Racisme 21 et vice-présidente du Collectif des Sénégalais de la diaspora en France ; Rose-Marie Boussamba, présidente de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) Les Ulis ; Jean-Paul Brenelin pour l’association POP 21 ; Clémentine Capy et Ludovic Piquot, co-délégué.es de Solidaires Calvados ; Samia Chabani, historienne et déléguée générale d’Ancrages (Marseille) ; Khaled Cid, président de l’association le Phare de l’espoir de Besançon ; Collectif citoyennes en Lutte Ouistreham ; Coralie Daubresse, vice-présidente la LDH (Ligue des droits de l’Homme) d’Orsay ; Joëlle Dumasdelage, LDH (Ligue des droits de l’Homme) Poitiers ; Sylviane Flament, présidente MRAP 21 ; Hassan Guenfici, président de l’espace franco-algérien PACA ; Anne Guérin, présidente de SOS Racisme Basse-Normandie ; David Mauger, responsable du collectif Antony Terre Citoyenne ; Thierry Millet et Françoise Duguépéroux, responsables du collectif DNSI (D’ailleurs Nous Sommes d’Ici), Poitiers ; Khamed Moussa Abdoulahi, président de l’association TADHALTTE Dijon ; Yann Natu, centre LGBTI de Normandie ; Soulé N’Gaïdé, militant associatif (Les Ulis) ; Catherine Peltier pour Alternatiba Caen ; Colette Perret pour le Collectif de soutien aux demandeurs d’asile et migrants 21 ; Philippe Pineau, LDH (Ligue des droits de l’Homme) Châtellerault ; Danielle Rhety, SOS Refoulement Dijon

Paris, le 6 novembre 2023

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