Résolution adoptée par le 88e congrès de la LDH, Le Mans – 23, 24 et 25 mai 2015
Dans une société secouée par les crises et travaillée par les doutes, les deux années qui nous séparent d’échéances majeures s’annoncent difficiles et décisives. Les défenseurs des droits, de la démocratie et de la citoyenneté ne veulent ni ne peuvent céder à la peur et au découragement ; d’autant moins que des alternatives sont possibles. Mais contribuer à leur émergence suppose d’affronter les périls présents avec lucidité.
L’humanité est entrée dans une crise écologique majeure et vit une désagrégation des équilibres mondiaux, dont témoignent l’intensité des contradictions, la multiplicité des conflits et des guerres. Le sentiment de régression de la place de l’Europe domine, tandis que le « nouveau capitalisme » globalisé et financiarisé, porté par la « révolution conservatrice », sape chaque jour le compromis social construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La répétition de crises financières, économiques et sociales exacerbe inégalités, précarisation et mise en concurrence de tous avec tous.
En France et dans l’Union européenne, le cap mis sur l’austérité accompagne ou accélère ces processus, au motif qu’il n’y aurait pas d’autre politique possible. Ce choix alimente l’impuissance – voire les renoncements – du politique, débouche sur des alternances sans réelles alternatives, creuse le fossé entre gouvernants et citoyens et accroît la démobilisation citoyenne, produit une parole politique d’autant plus moralisatrice qu’elle est ineffective. La démocratie, l’égalité, la liberté et la fraternité s’en trouvent dangereusement fragilisées.
La conjonction du recul du politique et de l’extension des discriminations et des exclusions alimente la montée du racisme, de la xénophobie, de l’antisémitisme, de l’islamophobie, du sexisme et de l’homophobie. Les thèmes d’extrême droite prônant l’exclusion de ceux présentés comme « différents » (immigrés, étrangers, chômeurs …) ont contaminé un large champ de l’espace politique et social. La recherche de boucs émissaires (Roms, musulmans, juifs, étrangers, « minorités visibles ») est devenue l’axe d’une remise en cause de la nature ouverte et démocratique de notre société. Corrélativement, la perte des repères et des solidarités, la précarisation des conditions de vie et de travail engendrent une désocialisation porteuse de désarrois, de replis et d’enfermements, parfois de haine et de violence, voire de déshumanisation. Les parcours de ceux qui ont plongé dans le fanatisme et l’obscurantisme témoignent de ces dérives mortifères, elles aussi antidémocratiques. Les agressions terroristes perpétrées en France ont ainsi alimenté de façon criminelle et traumatisante les actes de haine, les crispations identitaires, les obsessions sécuritaires et le doute sur la démocratie et ses valeurs.
La levée en masse du peuple de France a montré qu’il choisissait – plutôt que la terreur et l’enfermement sécuritaire –, les valeurs de liberté et de fraternité. Le risque est néanmoins réel de voir s’instaurer une véritable « politique de la peur », tissée d’une surveillance et d’une répression généralisées et sans cesse croissantes.
Rien ne nous condamne à subir ces logiques régressives. Le monde est riche d’avenirs possibles, de pratiques solidaires, d’alternatives et de créativité, bref, d’une humanité toujours en devenir. Libérer ces potentialités suppose de s’attaquer d’un même élan aux défis de l’urgence écologique, de l’urgence sociale, de la défense solidaire des libertés de tous, enfin, de la refondation démocratique de la citoyenneté, tant dans l’espace local et national qu’européen et global.
Face à l’urgence écologique, nous appelons à construire un autre système productif fondé sur l’intérêt général de l’espèce humaine et la promotion des « communs », à placer les entreprises en situation de responsabilité sociale et environnementale, à repenser les modes de travail, de transport et de consommation. La prise de conscience salutaire de l’importance de la lutte contre le réchauffement climatique souligne la fin inéluctable d’un modèle de production et d’échange, et fait de la transition vers un véritable « développement soutenable » un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs, une condition essentielle de la défense des droits de l’Homme.
Face à l’urgence sociale, nous réaffirmons que seule l’égalité des droits peut fonder les constructions démocratiques et solidaires à venir. Nous ne renonçons ni au droit de tous au « travail décent », à un emploi non précaire et dont la rémunération cesse d’être une simple variable d’ajustement ; ni à l’égalité devant la protection sociale, qu’il s’agisse du droit à une retraite « digne », au logement, de l’accès aux soins, de l’indemnisation du chômage, qui ne sauraient être abandonnés à l’assurance individuelle calibrée en fonction des moyens ; ni au droit effectif pour tous à l’éducation et à la formation ; ni au développement des services publics, qui réduisent les inégalités par la consommation socialisée de biens communs. Nous refusons que les cotisations sociales et les ressources fiscales qui fondent la solidarité nationale soient sacrifiées sur l’autel des « baisses de charges ». Nous réclamons au contraire que soit enfin conduite une réforme d’ampleur, conduisant à davantage de justice sociale et fiscale.
Face aux périls qui pèsent sur le pacte républicain et la fraternité, nous nous dressons contre la démagogie, les préjugés qui divisent, aveuglent et menacent notre avenir commun. Nous appelons à rompre avec l’accumulation des lois répressives, qui font reculer toujours plus nos droits et organisent la stigmatisation sécuritaire des « classes dangereuses » ; à sortir de la méfiance généralisée et du contrôle social autoritaire. Plus que jamais, nous avons besoin, collectivement, de défendre les libertés égales de tous. Plus que jamais, nous restons mobilisés contre le sexisme et pour l’égalité de genre. Ces engagements sont inséparables de la défense du droit d’asile, des droits des étrangers, de l’obtention de leur droit de vote et d’éligibilité aux élections locales, enfin, de la régularisation des « sans-papiers », pour en finir avec les situations inhumaines.
La montée des idées d’extrême droite est la principale traduction dans le champ politique des crises multiples que connaît notre pays. Parce que ces idées sont dangereuses, une mobilisation spécifique et unitaire contre elles est nécessaire. La LDH devra y contribuer, notamment dans le cadre de Pour un avenir solidaire. Parce qu’il y a une réelle urgence démocratique, nous appelons à en finir avec les scandales, la monopolisation des mandats, l’hégémonie patriarcale et la sous-représentation de la jeunesse, des femmes, de la diversité et des milieux populaires, les procédures vidées de contenus, les conflits d’intérêts, le mépris du débat, l’éloignement des citoyens. Au moment où certains prônent l’exclusion des plus pauvres, des plus faibles, la démocratie doit être mobilisée au service des intérêts collectifs, de l’accès effectif aux droits pour toutes et tous. Cela passe par la mise en échec de la concurrence des territoires entre eux. Il est nécessaire de renouveler les formes de vie démocratique, d’aller vers de nouvelles articulations entre la démocratie représentative (légitime et nécessaire) et d’autres formes de démocratie participative des citoyens aux décisions, d’encourager le développement d’un dialogue social et d’un dialogue civil effectifs, de créer les conditions de la primauté du processus de décision politique sur l’affirmation de puissances privées et d’intérêts particuliers.
Convaincus que rien ne se fera sans une intervention forte des citoyennes et des citoyens, nous entendons tenir notre part et toute notre part dans ces nécessaires débats, confrontations et mobilisations présents et à venir. Nous entendons participer aux efforts de promotion de la citoyenneté dans tous les domaines de la vie publique, qu’il s’agisse d’éducation civique, de formation, d’éducation populaire.
Nous sommes déterminés à jouer pleinement notre rôle d’association généraliste de défense et de promotion des droits, indépendante des forces politiques et gouvernementales, que ce soit à l’école, dans la cité, aux côtés des travailleurs dans les entreprises, des exclus du travail, du logement, de la santé, de l’éducation.
Nous restons vigilants et mobilisés face à toutes les agressions qui visent la démocratie et dont le ressort est la haine, qu’il s’agisse d’exclusion, de racisme ou de xénophobie ; face à toutes les tentatives de rogner sur les droits et les libertés d’expression, de création ; face enfin aux politiques s’en prenant à des boucs émissaires. Nous le ferons en rassemblant, en lien avec tous nos partenaires de la société civile, et notamment dans le cadre de « Pour un avenir solidaire ».
Notre conception et notre pratique de la citoyenneté sont exigeantes ; elles portent sur les contenus réels des politiques proposées plus que sur leurs affichages. Nous souhaitons que le débat porte sur des choix de fond et non des pis-aller ; nous entendons peser enfin réellement sur les pratiques parlementaires et les politiques mises en œuvre par les exécutifs, en toute indépendance.
Ces choix sont exigeants, à la hauteur des défis. Ils sont aussi réalistes. Changer vraiment, pour le meilleur et non le pire, est possible. A condition que les citoyennes et les citoyens mettent en commun leurs énergies pour imposer le respect de leurs droits ; à condition que cette dynamique d’égalité s’articule à son tour à des décisions courageuses en matière d’économie et de politiques sociales, à condition, enfin, que soient créées les conditions d’une fraternité assurant dynamisme et rayonnement à la France.
Le futur n’est écrit nulle part ; il est entre nos mains. Quels que soient les obstacles et les difficultés, la Ligue des droits de l’Homme entend tenir ce cap, rassembler et relever les défis de la période, avec ce que cela suppose d’exigence démocratique, de justice sociale et d’espoir dans un avenir commun et fraternel.
Résolution adoptée à l’unanimité moins 22 abstentions