Le paysage politique qui émerge des urnes, tant des municipales que de la consultation européenne, n’a pas grand-chose pour plaire. La place manque ici pour engager l’état des lieux exhaustif et sévère qui s’impose, tant des progrès des uns que de la déconfiture des autres. On peut penser et espérer que les temps qui viennent permettront cet exercice salutaire. Contentons-nous dans l’instant de dire notre inquiétude face à un basculement qui brutalise tout à la fois la démocratie, les institutions qui l’incarnent, les hommes qui les font vivre. Bien que largement galvaudé, le terme de crise s’impose.
C’est dans ces moments – le kairos grec – que se révèle ou non une vision, un projet, un cap et que se nouent ou non les énergies désirées.
Pour l’heure, le kairos n’est pas au rendez-vous, ce qui ne peut que renforcer nos inquiétudes. Car les signes envoyés à l’opinion publique depuis l’élection européenne ne sont pas bons. Descente de police dans la « jungle de Calais », déclaration péremptoire du ministre de l’Intérieur sur le droit de vote des résidents non européens, expulsion de camps de Roms, arrestations dans des conditions inacceptables du porte-parole de la Confédération paysanne, posture présidentielle martiale vis-à-vis de la grève des cheminots…
Tout se passe comme si la sérénité qu’appelait de ses vœux le président de la République était passée par pertes et profits ; comme s’il fallait affirmer une autorité quelque part, sur quelqu’un. Plutôt quelqu’un de faible tant qu’à faire…
Dans le même temps, mais il ne s’agit que d’éléments parallèles n’ayant, cela va sans dire, aucun rapport avec ce qui précède, un vigile tire à la carabine sur deux sans-papiers de Calais. Et nous rassure immédiatement : son acte, assure-t-il, n’est pas raciste. On respire. Une bande de « riverains » de Pierrefite va extraire de son bidonville un jeune Rom, Darius et le tabasse méthodiquement, au point de l’envoyer aux portes de la mort. Tout le monde s’offusque, cela va sans dire, même Louis Alliot, hiérarque du FN, qui ajoute, quand même pour faire bonne mesure, qu’il faut comprendre l’exaspération des gens soumis à l’insécurité… Il aurait tort de s’en priver, cette condamnation aux allures d’absolution n’est même pas relevée. Le président de la République et son Premier ministre ont évidemment fait savoir leur condamnation eux aussi devant cet acte « innommable ». Le ministre de l’Intérieur a rappelé que la violence légitime appartenait a l’Etat et à lui seul. Tout cela est fort bien. Pourtant on aurait aimé… Autre chose. Par exemple, entendre qualifier ce presque meurtre de racisme. Par exemple, voir rappeler que, pour reprendre le titre d’une plaquette de la LDH, « les Roms ont des droits » ; par exemple, entendre rappeler l’esprit de la circulaire interministérielle portant sur les Roms que le ministre de l’Intérieur actuel, comme le précédent, a ramené à un chiffon de papier.
Il serait absurde de construire quelques actes de violence criminelle en réquisitoire de la politique suivie par le gouvernement.
Mais il serait irresponsable de ne pas pointer les liens subtils mais efficients qui font que ceux-ci résultent de celles-là. L’exaspération civique et sociale multiforme qui s’est exprimée lors des consultations électorales traduit l’attente coléreuse de changements profonds, radicaux. A cette colère, il semble bien que le gouvernement soit tenté d’offrir quelques boucs émissaires. C’est un choix à hauts risques pour la République.
Pierre Tartakowsky, président de la LDH