Tribune d’Agnès Tricoire, présidente de l’Observatoire de la liberté de création et membre du Comité national de la LDH
Pour Agnès Tricoire, présidente de l’Observatoire de la liberté de création, dont la LDH est membre, le sociologue Eric Fassin, auteur d’une récente tribune au « Monde », se livre à des généralisations abusives à propos du cinéma d’auteur, en le réduisant aux violences sexuelles auxquelles certains réalisateurs se sont livrés.
Qu’est-ce que l’exception culturelle ? Un système par lequel l’Europe a accepté de déroger, en 1993, au dogme de la libre circulation des marchandises qui s’oppose à ce que les pays membres de l’Union protègent leurs marchés intérieurs et aident leurs productions locales. Cette exception a permis à la France d’instaurer une politique protectionniste des œuvres françaises, par le biais de quotas de diffusion et une politique de redistribution confiée au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) : des taxes sont prélevées sur la diffusion de tous les films, y compris non européens, et redistribuées sous forme d’aides aux créateurs, aux producteurs, aux exploitants et aux distributeurs. Grâce à cela, il existe encore un cinéma français d’auteur, non formaté, quand tant de pays, qui ont moins investi dans leurs politiques culturelles, ont perdu leur cinéma, et le producteur de films n’a pas tous les pouvoirs, contrairement aux Etats-Unis. Le droit d’auteur, en France, est protecteur de la création.
La réalisatrice et scénariste Justine Triet, recevant la Palme d’or, à Cannes en mai 2023, a critiqué à juste titre les menaces contre ce système : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. » Ces remarques lui ont aussitôt valu une volée de bois vert.
Le cinéma d’auteur et l’exception culturelle sont les bêtes noires de l’extrême droite, qui y voit un emploi contestable de fonds publics et un dirigisme politique favorisant les artistes de la critique sociale. Tandis que l’association intégriste Promouvoir s’emploie, depuis vingt ans, à limiter la diffusion des films d’auteur, contestant les visas du ministère de la culture, les élus du Rassemblement national s’opposent par leurs votes aux aides départementales et régionales destinées à la production et à la diffusion des œuvres.
Les films sont donc pris en tenailles entre libéralisme et idéologie morale et identitaire. La liberté de création, qui a force de loi depuis 2016, est un rempart qui protège le droit que les œuvres soient financées et diffusées.
Courage des femmes
Pour autant, elle ne saurait être un paravent pour protéger des comportements déviants et relevant de la loi pénale. Certains hommes ont – ou sont accusés d’avoir – violé, agressé verbalement ou physiquement, battu, manipulé, voire se sont échangé des jeunes femmes : des réalisateurs, Roman Polanski, Benoît Jacquot et Jacques Doillon, mais aussi Gérard Depardieu, comédien qui a tourné dans nombre de films à très gros budget, et Harvey Weinstein, producteur de cinéma hollywoodien. On le sait grâce au courage de femmes qui ont osé briser la loi du silence, malgré les connivences ayant permis que ces rapports de prédation aient lieu et soient tus.
Pour comprendre comment ces comportements individuels et collectifs déviants et critiquables sur le plan légal, moral et politique sont advenus, le cinéma a besoin qu’on l’étudie sérieusement. Dans une tribune au Monde, publiée le 21 mars (« Le cinéma doit en finir avec l’exception sexuelle, sous peine de mettre en danger l’exception culturelle »), Eric Fassin vise les réalisateurs en général, et non ceux, peu nombreux, qui ont commis ces abus, sans étayer son propos par aucune méthode d’analyse et enquête de terrain. Il en oublie ainsi les comédiens et les producteurs déviants ou accusés de l’être pour dénoncer le seul cinéma d’auteur. Pareille démarche ne fait qu’ajouter à la confusion.
L’outrance du trait d’égalité tiré entre exception culturelle et « exception sexuelle », expression par laquelle il désigne de façon générale le cinéma d’auteur, l’outrance de sa désignation du réalisateur, en général, comme coupable d’« appropriation sexuelle », sont d’autant plus contestables qu’elles ne sont étayées par aucun travail scientifique.
Enfin, si la liberté de création n’est pas un paravent pour les crimes, pour autant, contester la distinction entre personne, auteur, œuvre, personnages, de façon générale, ne paraît pas plus fondé. L’autonomie de l’œuvre est élaborée au début du XIXe siècle pour lutter contre la censure morale, religieuse et politique. Alfred de Vigny, critiqué par Sainte-Beuve, revendique le droit de la fiction à ne pas se laisser imposer de règles de représentation. Théophile Gautier, accusé d’être dépravé par le quotidien Le Constitutionnel, conteste, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, que les œuvres entraînent au vice : « Je ne sais qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot – c’est comme si l’on disait : les petits pois font pousser le printemps… »
Mécanisme de distanciation
Les spécialistes en analyse filmique ou littéraire s’appliquent à comprendre ce mécanisme de distanciation entre l’auteur, son œuvre et le public. La distinction opérante n’est pas tant celle de l’homme et de l’artiste que celle de l’homme (ou artiste) et l’œuvre.
Faut-il, parce que certains artistes ont commis des crimes, remettre en cause cette distinction ? Le désir de faire œuvre est artistique, esthétique, ou documentaire. Que certains profitent du contexte de création pour assouvir un autre désir, sexuel, ne permet pas pour autant de généraliser et de faire du corps la matrice de l’auteur, comme l’écrit Eric Fassin. Celui qui viole dévie et commet un crime. Il doit être jugé et mis hors d’état de nuire. Au cinéma, les aides du CNC sont conditionnées désormais au respect du code du travail : le producteur doit prendre toutes dispositions pour prévenir les faits de harcèlement sexuel, y mettre un terme et les sanctionner. Le droit progresse.
Prétendre que le même corps filme et viole, c’est l’argument déjà utilisé par certaines féministes contre le J’accuse de Polanski, pour en demander la déprogrammation. Or, il ne vaudrait que si l’œuvre montrait le crime dont l’auteur est accusé, et alors en effet sa diffusion serait très discutable. En dehors de cette hypothèse, chacun doit pouvoir juger s’il est opportun, pour soi, de voir les films des auteurs mis en cause. Enfin, les déviances de certains ne doivent certainement pas abolir de façon générale la distinction entre l’auteur et l’œuvre, nécessaire pour lutter contre la censure ou l’entrave à la diffusion des œuvres.
Paris, le 30 mars 2024